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Jeu.04 juillet 201304/07/2013 Dernière édition

Sarkozy, Chirac et les juges

|  Par Michel Deléan

Se retrouver dans le cabinet d'un juge d'instruction, comme Jacques Chirac, n'est pas seulement une humiliation cuisante pour l'ex-président Sarkozy. C'est aussi la démonstration par l'absurde qu'il ne fallait pas supprimer la fonction de juge d'instruction, comme il l'avait exigé en 2009.

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Cinq ans presque jour pour jour après Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy a donc, à son tour, dû s'asseoir face à un juge d’instruction, ce 22 novembre au matin, ayant été convoqué dans l’affaire Bettencourt, et finalement placé dans la soirée sous le statut hybride de témoin assisté. Ce statut suppose qu'il existe des indices de sa participation vraisemblable à un délit, mais insuffisants aux yeux du juge pour prononcer sa mise en examen. Une expérience humiliante, et certainement rageante pour celui qui avait tout fait pour marquer une « rupture » avec son prédécesseur.

Surtout, là où Chirac n’exprimait qu’une indifférence vaguement teintée de mépris pour les juges, son successeur à l’Élysée n’a jamais caché la sourde méfiance, proche de la haine parfois, qu’il nourrit à leur endroit.

Nicolas SarkozyNicolas Sarkozy© (DR)

8 000 magistrats à peine, cela ne pèse rien en termes politiques et électoraux. Ils ont donc fait figure de boucs émissaires bien commodes, quand il s’agissait d’instrumentaliser les faits divers et d’hystériser les questions de sécurité, pendant les dix années où le vibrionnant Nicolas Sarkozy a occupé la place Beauvau puis l'Élysée (avec une courte parenthèse à Bercy).

Incontrôlables, les juges du siège représentent l’un de ces contre-pouvoirs qui occupent une place trop importante dans la vision sarkozyenne des institutions. Et en leur sein, c’est la modeste (540 personnes en 2012) mais emblématique catégorie des juges d’instruction qui a cristallisé sa détestation. Pouce baissé, Nicolas Sarkozy avait annoncé la suppression de cette fonction honnie, dans un discours glaçant prononcé le 7 janvier 2009 devant la Cour de cassation.

La demande venait de loin. Milieux patronaux, avocats d’affaires, éditorialistes mondains et magistrats de droite ont été nombreux à requérir la mort du juge d’instruction, accablé de tous les maux de la justice. Trop puissant. Trop solitaire. Imprévisible. Illégitime.

Jacques ChiracJacques Chirac© (DR)

Le « juge rouge » des années 1970, caricaturé par l’affaire de Bruay-en-Artois, était un héros de la lutte des classes. Dans les années 1980 et 1990, il est remplacé par la cohorte des « petits juges » qui dissèquent le financement illégal des partis (RPR, PR, CDS, PS, PCF...), épluchent le train de vie de plusieurs élus (Carignon, Noir, Léotard, Longuet, Mancel, Balkany...) et pointent les dérives de quelques patrons (Pierre Suard, Jean-Maxime Lévêque, Bernard Tapie, Loïk Le Floch-Prigent, Jean-Marie Messier...).

C’est la grande époque des affaires politico-financières, celle qui voit émerger des figures totémiques comme Renaud Van Ruymbeke, Eva Joly ou Éric Halphen, des juges populaires dans l’opinion mais qui inquiètent les pouvoirs en place.

Les contempteurs des juges d'instruction les qualifient ironiquement de « chevaliers blancs », qui ne comprendraient rien à la marche de l’économie et rêveraient secrètement de prendre la place des politiques. Ivres de puissance, ils vont aggraver le chômage et faire monter l’extrême droite, prophétisent alors de beaux esprits.

Le révélateur de l'affaire Bettencourt

C’est l’affaire d’Outreau, pourtant traitée par plusieurs magistrats, et dans laquelle la chambre de l’instruction et le parquet n’ont pas mieux joué leur rôle que le juge d’instruction, qui sert de prétexte à Sarkozy pour « vendre » son projet à l’opinion. Le juge doit payer. Les adversaires historiques des juges d’instruction se frottent les mains. À leur place, on instaurerait des procureurs aux pouvoirs accrus. Nommés et promus par le pouvoir politique, ils deviendraient en quelque sorte des préfets de justice.

La mue d’un Philippe Courroye, naguère juge d’instruction intransigeant, devenu procureur proche des puissants et ami du président, achève d’illustrer ce changement fantasmé de système judiciaire, aux effluves mêlés de caporalisme bonapartiste et d’affairisme louis-philippard.

Sarkozy et CourroyeSarkozy et Courroye© (DR)

Le temps a passé. Nicolas Sarkozy n’a pas pu faire passer sa réforme, il a perdu la présidentielle, et l’affaire Bettencourt a fini par le rattraper.

À plusieurs égards, l’affaire Bettencourt a agi comme un révélateur. Elle a, entre autres choses, montré crûment les agissements secrets d’un procureur aux ordres, d’un familier de l’Élysée, homme de pouvoir plus soucieux d’étouffer une affaire que de faire émerger la vérité. Quitte à malmener, au passage, collègues (la juge Isabelle Prévost-Desprez) et témoins (Claire Thibout), en oubliant quelque peu son serment de magistrat.

Isabelle Prévost-DesprezIsabelle Prévost-Desprez© (DR)

Retirée à la juge Prévost-Desprez, l'affaire Bettencourt était gardée sous l'étouffoir par le procureur Courroye, seul maître à bord de son parquet, et unique magistrat pouvant statuer sur le sort d'une enquête préliminaire qu'il dirigeait lui-même.

Cet étouffement programmé d'un scandale d'État a échoué, et contraste aujourd'hui singulièrement avec le travail qui a été effectué depuis en toute indépendance par le juge d’instruction bordelais Jean-Michel Gentil. Un homme discret, dont on ne connaît qu’une photo vieille de quinze ans, et que l’on dit déterminé – même s'il n'a pas mis Sarkozy en examen, à la différence d'Éric Woerth.

Renaud Van RuymbekeRenaud Van Ruymbeke© (DR)

Ironie de l’histoire, Jean-Michel Gentil a été président de l’association française des magistrats instructeurs (AFMI), dans les années 1990, à l’époque où il était juge d’instruction à Nanterre.

Parallèlement aux développements de l'affaire Bettencourt, et à la chute vertigineuse du procureur Courroye, l’entière réhabilitation récente de Renaud Van Ruymbeke par le Conseil supérieur de la magistrature (CSM), après que Nicolas Sarkozy s'était acharné contre lui dans l'affaire Clearstream, signe également l'acte de faillite du sarkozysme judiciaire.

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