Mediapart
Jeu.04 juillet 201304/07/2013 Dernière édition

Bettencourt: le drôle de jeu du parquet de Bordeaux

|  Par Michel Deléan

Entre mutisme total et communiqués ambigus voire alambiqués, dans l'affaire Woerth/Bettencourt, le procureur de la République de Bordeaux, Claude Laplaud, semble ne pas avoir tranché. Un jeu anti-démocratique au regard de l'intérêt public que présente cette affaire.
Parti pris.

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Alors que François-Marie Banier et Martin d'Orgeval avaient été arrêtés, placés en cellule pour la nuit, puis conduits chez le juge d'instruction sous escorte policière, Eric Woerth a eu droit à un traitement “VIP”, mercredi et jeudi, au tribunal de Bordeaux. Arrivé et reparti en limousine, avec chauffeur, l'ancien ministre de Nicolas Sarkozy a été soustrait aux objectifs des caméras, comme souvent en pareilles circonstances. Et strictement rien n'a fuité de son audition, ce qui est assez habituel. Certains parleront de justice de classe, ou de justice à deux vitesses, et l'on aura du mal à trouver des arguments sérieux pour leur donner tort.

Le choix d'adresser une convocation simple (aux fins de mise en examen) appartient au juge d'instruction. Les diverses mesures prises pour que l'événement se déroule dans la discrétion peuvent également relever du procureur. Mais en l'espèce, ce qui est moins courant, et pour tout dire anormal, c'est la communication lamentable du parquet de Bordeaux sur cette affaire d'Etat.

Pour mémoire, le dossier Bettencourt avait été gelé à Nanterre par le procureur Philippe Courroye qui, tout en soignant ses relations avec la presse, gardait à sa main une enquête préliminaire devant à tout prix rester indolore et inoffensive pour le pouvoir actuel. Le procureur de Nanterre avait aussi fait espionner des téléphones de journalistes, cela pour essayer de faire dessaisir la juge Isabelle Prévost-Desprez d'une procédure en citation directe visant Banier, en invoquant des fuites. Moralité : le procureur Courroye et la juge Prévost-Desprez ont tous deux été dessaisis.

Le TGI de BordeauxLe TGI de Bordeaux© (DR)

Entièrement dépaysé au tribunal de Bordeaux voici un an, le volumineux dossier Bettencourt y a été longuement soupesé et disséqué, avant d'être saucissonné en huit informations judiciaires distinctes. Le 29 septembre dernier, le parquet de Bordeaux acceptait même de délivrer aux juges d'instruction un réquisitoire supplétif déterminant, puisqu'il leur permettait d'instruire sur d'éventuels abus de faiblesse commis au préjudice de Liliane Bettencourt sur une large période allant de septembre 2006 à septembre 2011. Plus rien ne s'opposait à ce que l'instruction, confiée à des juges indépendants, démarre enfin.

Mais depuis lors, un secret absolu proche de la paranoïa entoure le dossier Bettencourt/Woerth. Toutes les demandes d'interviews, d'entretiens à bâtons rompus, d'informations factuelles, de vérifications ou de conférences de presse sont systématiquement rejetées par le parquet de Bordeaux. Admettons. Parmi les attributions des procureurs, figure cependant la possibilité d'informer les citoyens sur les procédures d'intérêt public en cours, et éventuellement de rectifier les fausses nouvelles.

En fait, le procureur Claude Laplaud et son adjointe chargée de la communication, Agnès Auboin, se sont littéralement bunkerisés. Ils ont ainsi refusé ne serait-ce que de confirmer ou d'infirmer la convocation d'Eric Woerth, annoncée dès le 1er février par l'AFP. Accourus en grand nombre, dans le doute, les journalistes présents de bonne heure au tribunal mercredi 8 ont été entièrement privés d'information pendant toute la journée, un communiqué lapidaire leur confirmant enfin, à 19h30, qu'Eric Woerth était interrogé... depuis le matin. Un second communiqué, diffusé à 22h15, annonçait la mise en examen de l'ex-ministre pour « trafic d'influence passif ».

Jeudi, le parquet de Bordeaux refusait encore de confimer que l'audition d'Eric Woerth se poursuivait bien, comme la veille, chez les juges. Certains journalistes présents sur place ont eu la désagréable impression qu'on les menait ouvertement en bateau, pour ne pas dire pire. Et pour finir, un communiqué incompréhensible, diffusé jeudi soir par le parquet de Bordeaux, annonçait une mise en examen d'Eric Woerth pour « recel »...

© DR

Voici le texte intégral de ce communiqué (qui sera peut-être montré, un jour, comme l'exemple de ce qu'il ne faut pas faire aux élèves de l'Ecole nationale de la magistrature, toute proche du tribunal) :

« M. Eric Woerth a été entendu ce jour à partir de 10h00, dans le cadre de l'information judiciaire suivie par M. Jean-Michel Gentil, Mme Cécile Ramonatxo et Mme Valérie Noël, des chefs d'escroquerie, abus de confiance, blanchiment, abus de faiblesse et recel au préjudice de Mme Liliane Bettencourt. A l'issue de cette audition qui a pris fin à 18h00, il a été mis en examen du chef de recel à raison d'une présumée remise de numéraire qui lui aurait été faite par M. Patrice de Maistre. »

Outre le conditionnel très précautionneux utilisé pour les remises d'espèces, ce texte abscons souffre d'un défaut rédhibitoire pour un communiqué officiel : il laisse le lecteur dans le doute. Parle-t-on d'un recel d'escroquerie, d'abus de faiblesse, d'abus de confiance, de blanchiment, ou encore de tout cela à la fois ? A ce jour, personne au parquet de Bordeaux n'a pris la peine de répondre à cette question d'importance, ni de préciser quoi que ce soit d'ailleurs. Alors que ce même parquet, jeudi 9 février, diffusait un long communiqué très détaillé sur une saisie de cannabis près de la frontière espagnole (ce qui se produit régulièrement).

A ce stade, il faut se demander si le procureur de Bordeaux est incompétent (ce qui par hypothèse est impossible), ou s'il est littéralement tétanisé par l'enjeu (les carrières des procureurs sont entre les mains du pouvoir politique). En tout cas, Claude Laplaud a pris le risque de laisser les médias dans le flou, et du même coup à la merci de ce que voudrait éventuellement leur confier l'avocat d'Eric Woerth, qui est partie au dossier et ne peut donc prétendre à l'objectivité.

Il serait ensuite bien commode de dénoncer les approximations ou les erreurs éventuelles des journalistes. Ce qui est plus grave, c'est que le procureur de Bordeaux entretient une confusion (sur le sort d'Eric Woerth) qui est en contradiction avec le droit des citoyens à être informé. Pourquoi devrait-on tout savoir d'une saisie de cannabis, et rien d'une affaire qui concerne l'actuel président de la République et candidat à une réélection ? La réponse est dans la question.

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Dans un communiqué sur cette affaire, diffusé vendredi 10 février en fin de journée, l'association confraternelle de la presse judiciaire déclare que, « en jouant ainsi au chat et à la souris avec la presse, le parquet de Bordeaux ne semble pas avoir conscience qu'il participe à la désinformation du public. La cacophonie qu'il entretient nuit en premier lieu à l'institution qu'il est censé servir. Car une justice incompréhensible est une justice incomprise ».

(lire le communiqué ici)