Face au scandale, l'impuissance? Après les révélations du Canard enchaîné et de Mediapart sur l'espionnage d'Etat de journalistes directement supervisé depuis l'Elysée (lire l'article d'Edwy Plenel), la classe politique s'interroge, mais demeure consciente de sa faible influence pour contrôler le pouvoir présidentiel et ses dérives.
Jeudi soir, le parti socialiste a demandé, par l'entremise de son secrétaire national aux médias, Patrick Bloche, «la création d'une commission d'enquête parlementaire sur les éventuelles surveillances confiées à la DCRI et visant des journalistes, et sur le respect de la protection de leurs sources». A Mediapart, il confirme qu'«il ne s'agit pas d'un effet d'annonce» et qu'il va s'«atteler à la rédaction du texte, afin d'en finir avec ces entraves au travail d'investigation, qui est à la base de la liberté d'informer et de la liberté d'expression», tout en rappelant qu'«entre 2002 et 2010, la France est passée de la onzième à la quarante-quatrième place au classement de Reporters sans frontières sur la liberté de la presse».
Ne se satisfaisant pas de l'audition à huis clos du directeur général de la police nationale, Frédéric Péchenard, et du directeur de la DCRI (Direction centrale du renseignement intérieur), Bernard Squarcini, par la délégation parlementaire au renseignement, l'opposition hausse le ton, sans trop y croire.
Pour la députée socialiste Aurélie Filippetti, les récentes révélations «confirment toutes nos craintes. L’Elysée se fout de la liberté de la presse et de la protection des sources des journalistes, et confond son intérêt politique propre, son désir de protéger certains des siens avec l’intérêt général. Or, en démocratie, c’est grave. Surtout dans une période où on devrait être concentré sur le terrorisme». Mais même si elle se dit «pour une commission d’enquête parlementaire», précisant que «par principe il faut la demander», elle ne cache pas être «sceptique sur les résultats à en attendre. On va nous opposer le secret défense, c’était déjà le cas dans l’affaire Bettencourt! En cas de commission, on apprendra ce qu’on savait déjà, cela va confirmer nos doutes mais cela ne va pas les empêcher de continuer. La seule solution est politique, il faut changer ce pouvoir qui a perdu la tête et réfléchir sur les délires de l’hyper-présidence».
Même son de cloche chez Roland Muzeau, porte-parole des communistes à l'Assemblée, qui estime que «si ces informations se révèlent exactes, cela serait non seulement lamentable mais extrêmement grave! Et malheureusement, tout laisse à penser que c’est exact. C’est ce qui nous a conduits à interpeller mardi la présidence de l’Assemblée, pour que la commission des lois auditionne les personnes citées dans les articles. Il est peut-être aussi possible de demander une commission d’enquête, mais ce n’est pas simple à mettre en œuvre dans les faits, le cadre est limité. La boîte à outils parlementaire est assez vide! Il nous semble en tout cas qu’il faut pousser l’audition des personnes responsables…».
Quant au député écologiste Noël Mamère, il ne décolère pas contre «cette République de barbouzes et de plombiers qui n'aiment pas l'indépendance de la presse. On se focalise sur les journalistes, mais on assiste à une surveillance généralisée de l'espace public et de tout ce qui remet en cause l'ordre qui devrait être respecté. Cette surveillance est d'ailleurs concentrée autour de personnes n'ayant aucune légitimité démocratique et ayant des formations de policier, comme Claude Guéant. Quand on voit les nominations de préfets en Seine-Saint-Denis ou en Isère, on est chaque jour un peu plus dans un Etat policier».
Pour l'ancien journaliste aussi, le contrôle parlementaire semble voué à l'échec: «La moindre des choses serait une commission d'enquête. Même si nous savons bien le destin qui lui sera réservé, et ce même si nous usions de notre droit de tirage, car on voit bien que celles qui ont jusqu'ici été mises en œuvre ne sont jamais allées bien loin.» Selon lui, «depuis l'adoption de la réforme constitutionnelle, qui montre bien son imposture, nous ne sommes plus dans un système parlementaire, l'Assemblée ne contrôle plus rien, ni dans un vrai système présidentiel, qui repose sur des contre-pouvoirs forts. Nous sommes dans un régime complètement verrouillé, et les commissions d'enquêtes n'auront de chance d'aboutir que le jour où les députés auront le courage de cesser d'être complices des dérives du pouvoir».
D'après nos informations, les députés socialistes s'interrogent encore et se positionneront lors de leur réunion de groupe, mardi prochain. Soit ils usent de leur droit de tirage permettant d'obtenir de droit une commission d'enquête parlementaire, mais dont les objectifs peuvent tout de même être dénaturés en commission par l'UMP. C'est l'option d'une «résolution de combat», mais qui a peu de chances d'être votée. Soit le groupe PS fait le choix d'une proposition de résolution plus neutre, demandant une commission d'enquête pour évaluer l'application de la loi sur la protection des sources. Une option relevant davantage de «la main tendue que la droite serait obligée de saisir», confie-t-on dans l'entourage de Jean-Marc Ayrault.
Pinte: «Une atmosphère politique très polluée et malsaine, après un été pourri»
Du côté du MoDem, on avait ironisé dès le 27 octobre sur la «malédiction Woerth», une «très bizarre épidémie de vols» frappant des journalistes travaillant sur l'affaire Bettencourt. «Une évidence s'impose: il faut, de toute urgence, que le pouvoir en place s'impose en premier lieu à lui-même de respecter enfin, à nouveau, l'Etat de droit», avait aussi dénoncé l'eurodéputée Nathalie Griesbeck, membre du «shadow cabinet» MoDem, chargée de la justice.
Contacté par Mediapart, Yann Wehrling, porte-parole du MoDem, estime aujourd'hui que ces soupçons de surveillances des journalistes sont «très préoccupants». «C'est un recul considérable par rapport à la liberté des médias et la séparation des pouvoirs. Le président de la République pense qu'il est au-dessus des lois. J'entends “Mitterrand l'a toujours fait”. Mais est-ce une raison pour stagner dans l'irrespect total des principes d'une démocratie?» «Une commission d'enquête au Parlement, ce serait le minimum. Il ne s'agit pas d'accuser sans preuve mais de dire “On a besoin de savoir”», dit Yann Wehrling.
Il explique: «Avec l'irresponsabilité pénale, du côté de la justice, c'est bloqué. Le seul recours est donc le Parlement. Sauf qu'il n'est pas indépendant: l'inversion du calendrier électoral (les députés sont élus après la présidentielle) rend la majorité au Parlement ultra-dépendante de l'exécutif. Donc, sauf surprise, la proposition du PS d'une commission d'enquête sera refusée par le Parlement!»
Dans la majorité, les réactions sont contrastées. Le Nouveau Centre «souhaite la transparence». «Les Français veulent que la lumière soit faite. Il y a des élements assez troublants, une certaine concomitance des faits», explique Nicolas Perruchot, député centriste du Loir-et-Cher, tout en invitant à la «prudence par rapport aux faits qui sortent». «S'il y a une commission d'enquête, on y participera. Mais je préférerais de loin une solution judiciaire», dit-il. «Mais c'est complexe pour le Parlement: qui on entend? Des gens proches du pouvoir? Quel sens on veut donner?», interroge-t-il.
A l'UMP, le consensus pour qualifier ces accusations d'espionnage de «farfelues» (dixit l'Elysée) commence à s'effriter. Un «grand n'importe quoi», avait dit Xavier Bertrand, le secrétaire général de l'UMP, de concert avec les ministres. «Je n'y crois pas une seconde, a estimé Jean-Pierre Raffarin jeudi sur RMC. Ce serait inutile, absurde et démocratiquement tellement coupable que je ne pense pas que ça puisse être envisageable.»
Jean-François Copé, le patron des députés UMP, a fait entendre un son de cloche quelque peu différent. Tout en dénonçant les accusations du Canard enchaîné (des «allégations»), il a demandé «qu'une enquête soit faite et qu'elle permette de voir qui sont les auteurs du vol (Ndlr: d'ordinateurs de journalistes ayant travaillé sur l'affaire Bettencourt)».
Jeudi soir, interrogée dans le Talk Orange-Le Figaro, Rachida Dati a également tenu un discours plus nuancé que ses collègues de la majorité. «Que ce soit le président de la République qui supervise, cela me paraît impossible sinon ce serait très, très grave, donc je ne peux pas l'imaginer», a-t-elle dit. «Pour autant, il ne faut pas prendre cela à la légère. On voit écrit ici ou là que l'on ait pu accéder ou avoir accès à des données téléphoniques ou à des relevés téléphoniques», a-t-elle dit. L'ancienne garde des Sceaux, qui aurait elle-même été mise sous surveillance téléphonique dans l'affaire des rumeurs sur la vie privée du couple présidentiel, a expliqué que «maintenant», elle «se pose un petit peu plus la question de la réalité de tout cela» «parce qu'il y a des choses qui me paraissent un petit peu troubles et troublantes».
Contacté par Mediapart, le député UMP Etienne Pinte décrit «une atmosphère politique très polluée et malsaine, après un été pourri. C'était les Roms, ensuite les gens du voyage et maintenant ces accusations d'espionnage des journalistes». «Que ces informations soient vraies ou fausses, il faut sortir de cela de la façon la plus transparente qui soit. Si on a besoin d'une commission d'enquête pour connaître la vérité et purger cette affaire, il faut prendre le taureau par les cornes, on ne peut pas rester dans ce climat de suspicion désagréable. Il faut que ceux qui accusent le président de la République apportent les preuves», dit-il. L'ancien trésorier du RPR (1997-2000) s'interroge tout de même sur l'efficacité d'une commission d'enquête parlementaire qui «risquerait de remettre en cause la protection des sources des journalistes».
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