Mediapart
Jeu.04 juillet 201304/07/2013 Dernière édition

Contre les journalistes, Sarkozy privatise aussi la police

|  Par Edwy Plenel

Le Monde va déposer plainte contre X... pour violation du secret des sources. Selon le quotidien, la Direction centrale du renseignement intérieur a enquêté pour trouver les sources du journaliste qui suit l'affaire Woerth-Bettencourt, hors de tout cadre judiciaire. Ces investigations témoignent d'un détournement des missions de la police à des fins partisanes et au service d'intérêts privés.

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Le Monde va déposer plainte contre X... pour violation du secret des sources. Cette plainte vise les agissements de la Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI) qui, selon le quotidien, a enquêté, sur ordre de l'Elysée, pour trouver les sources du journaliste qui suit l'affaire Woerth-Bettencourt. Menées hors de tout cadre judiciaire par le service de police théoriquement chargé du contre-espionnage, ces investigations témoignent d'un détournement des missions de la police nationale à des fins politiquement partisanes et au service d'intérêts privés. Ce détournement a connu au moins un précédent: au printemps dernier, la DCRI avait enquêté, avec les mêmes méthodes, sur l'origine des rumeurs d'infidélité concernant le couple Sarkozy.

Selon le récit du Monde, l'enquête visant les sources du journaliste Gérard Davet a été déclenchée par sa révélation, à la mi-juillet, d'un procès-verbal d'audition de Patrice de Maistre, le gestionnaire de fortune de Liliane Bettencourt, mettant en difficulté Eric Woerth sur les conditions d'embauche de son épouse. Légitimes et d'intérêt public, puisque concernant une éventuelle prise illégale d'intérêt d'un ministre en exercice, ces informations ne relèvent en rien de la sécurité ou de la défense nationale. Elles touchent à la vie démocratique, par l'exercice normal du droit fondamental à l'information, ce droit de savoir des citoyens.

Or, écrit Le Monde, «la publication de ces informations, à quelques jours de l'audition de M. Woerth par les policiers, prévue fin juillet a, selon des sources proches du dossier, particulièrement irrité l'Elysée», lequel a depuis «totalement» démenti, affirmant n'avoir pas «donné la moindre instruction».

Les sources du Monde comme celles de Mediapart, au sein du monde policier, tant à la Direction générale de la police nationale (DGPN) qu'à la DCRI, qui en dépend, n'accordent aucun crédit à ce démenti de pure forme. Tout au contraire, elles confirment, pour reprendre le récit de nos confrères qu'«ordre a été donné à la DGPN de mettre fin aux fuites qui avaient abouti à la publication de ces informations» et que «les services de la DCRI, c'est-à-dire du contre-espionnage français, ont été mis à contribution hors procédure judiciaire».

«Parmi les personnes qui pouvaient avoir accès aux procès-verbaux des auditions, poursuit Le Monde, ils se sont arrêtés sur un haut fonctionnaire, David Sénat, conseiller pénal de la garde des Sceaux, Michèle Alliot-Marie. Le téléphone administratif de ce dernier a fait l'objet de discrètes expertises techniques. Les identités des personnes ayant contacté ce membre de l'appareil d'Etat ont été remises à la DCRI par un opérateur téléphonique, sous forme d'un listing. C'est à cette occasion que le nom de Gérard Davet, journaliste au Monde, est apparu. La DCRI – qui a assuré au Monde avoir agi dans le cadre de sa "mission de protection des intérêts de l'Etat" a transmis, courant juillet, ses conclusions à l'Elysée, pensant avoir identifié la source du Monde. La hiérarchie du haut fonctionnaire soupçonné, David Sénat, conseiller pénal au cabinet de la garde des Sceaux, Michèle Alliot-Marie, a été sommée de le convoquer. Il a été appelé à quitter ses fonctions, et s'est vu proposer une "mission de préfiguration" pour la mise en place de la cour d'appel de Cayenne, en Guyane.»

Le précédent de l'enquête de la DCRI sur la rumeur

Le démenti tardif de l'Elysée est d'autant moins crédible que la DCRI a déjà été amenée à répondre à des sollicitations semblables de la présidence de la République. Au printemps dernier, le contre-espionnage français avait reconnu auprès de Mediapart avoir enquêté sur les rumeurs concernant le couple formé par Nicolas Sarkozy et Carla Bruni.

Bernard Squarcini, patron de la DCRI, nous avait ainsi confié que ses services ont bien «mené une enquête pour déterminer l'origine des rumeurs qui se sont propagées sur Internet concernant la vie privée de Nicolas Sarkozy et celle de Carla Bruni». «J'ai été saisi, précisait-il, courant mars par le directeur général de la police nationale, Frédéric Péchenard, afin d'essayer de déterminer si les rumeurs visant le couple présidentiel ne cachaient pas une éventuelle tentative de déstabilisation.» Puis il ajoutait: «Nous avons mené des investigations techniques, notamment informatiques, afin d'essayer de déterminer d'où étaient parties ces rumeurs.»

Cette déclaration apportait un démenti catégorique aux propos de Carla Bruni qui, le même jour, sur Europe 1, avait nié tout recours aux services de police, assurant: «On ne fait pas une enquête sur des commérages (...). Il n'y a pas d'enquête de police. C'est inimaginable de dire une chose pareille.»

Cette affaire qu'elle disait alors d'«aucune importance» n'en avait pas moins provoqué une vive tension avec l'ex-garde des Sceaux Rachida Dati, désignée, sur la foi des investigations policières, par le conseiller présidentiel Pierre Charon comme la propagatrice d'une rumeur qui fut relayée sur le site du Journal du Dimanche. Ces faits sont si connus dans le petit monde des journalistes politiques que Renaud Dély, nouveau rédacteur en chef à France Inter, embauché par Philippe Val, les rapporte avec précision dans... une bande dessinée dont il est le scénariste (voir les détails sous l'onglet "Prolonger").

Selon des sources policières, la même technique fut utilisée dans les deux cas pour identifier les sources des journalistes. Encadrées depuis 1991 par une loi, les écoutes téléphoniques administratives laissent des traces et peuvent se retourner durement contre leurs commanditaires si elles sont utilisées à des fins privées ou partisanes – comme l'a illustré l'affaire des écoutes de l'Elysée, jugée en 2005 et concernant la présidence de François Mitterrand.

Du coup, les investigations policières se limitent à la recherche de l'existence de relations téléphoniques fréquentes entre des protagonistes: relevé des numéros, listing des appels, identité des personnes. On n'écoute pas les conversations, mais on se renseigne sur les relations: qui connaît qui, qui rencontre qui, qui parle à qui.

Si le degré d'inquisition policière semble moindre qu'une écoute téléphonique, les questions de fond posées pour les libertés ne sont pas moindres. D'abord sur l'usage discrétionnaire par Nicolas Sarkozy des services de police à des fins privées, à la fois de vendetta personnelle et de protection partisane. Ensuite sur la protection des sources des journalistes, garantie offerte aux citoyens de pouvoir alerter l'opinion. Sur le premier point, on se contentera de renvoyer au site public du ministère de l'intérieur qui décrit les missions de la DCRI: «Elles consistent dans la lutte contre toutes les activités susceptibles de constituer une atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation.» Suit un inventaire mêlant les menées étrangères, la menace terroriste, la prolifération nucléaire, l'intelligence économique, etc.

Sauf à confondre la tranquillité du couple présidentiel avec celle de la nation tout entière, on ne voit toujours pas à quel titre le contre-espionnage français a pu s'intéresser à des bruits que Carla Bruni elle-même qualifiait, sur Europe 1, d'«insignifiants» et de «ridicules». Et sauf à identifier les intérêts politiciens de l'UMP avec ceux de la nation tout entière, on ne voit encore pas à quel titre la DCRI a pu enquêter sur les sources des journalistes travaillant sur l'affaire Bettencourt, ce dossier judiciaire susceptible de mettre en cause Eric Woerth en tant que responsable financier du parti présidentiel.

La violation du secret des sources des journalistes

La plainte contre X du Monde s'appuie sur la loi du 4 janvier 2010 qui a inscrit la protection des sources des journalistes dans la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse. Certes moins avancée que la loi belge sur cette question, qui n'autorise la levée du secret des sources qu'à la demande d'un juge indépendant et dans le seul cas d'un danger imminent pour la vie d'autrui, la loi française a le mérite d'énoncer ceci: «Le secret des sources des journalistes est protégé dans l'exercice de leur mission d'information du public

Elle stipule donc qu'«il ne peut être porté atteinte directement ou indirectement au secret des sources que si un impératif prépondérant d'intérêt public le justifie et si les mesures envisagées sont strictement nécessaires et proportionnées au but légitime poursuivi». Surtout, elle considère «comme une atteinte indirecte au secret des sources le fait de chercher à découvrir les sources d'un journaliste au moyen d'investigations portant sur toute personne qui, en raison de ses relations habituelles avec un journaliste, peut détenir des renseignements permettant d'identifier ces sources».

La chasse policière aux sources des journalistes travaillant sur l'affaire Bettencourt contrevient clairement à ces dispositions légales: elle n'est légitimée par aucun «impératif prépondérant d'intérêt public» et elle relève très précisément de l'«atteinte indirecte au secret des sources», telle que décrite par le texte de loi. Aussi les policiers qui ont ordonné ou accepté ces missions sont-ils susceptibles d'être poursuivis si la plainte contre X du Monde prospère judiciairement avec autant de pugnacité que d'indépendance. De plus, ils se sont mis en contravention avec un texte trop peu évoqué et néanmoins toujours en vigueur, le code de déontologie de la police, établi par décret en 1986. Son article 17 leur enjoint en effet de ne pas obéir à un ordre «manifestement illégal».

«Le subordonné, énonce ce décret, est tenu de se conformer aux instructions de l'autorité, sauf dans le cas où l'ordre donné est manifestement illégal et de nature à compromettre gravement un intérêt public.» C'est ce que les juristes nomment «l'inexécution légale», permettant aux fonctionnaires de police de défendre, fût-ce contre leur hiérarchie, les principes constitutionnels qui fondent la République. Parmi ceux-ci, il y a l'article 12 de la Déclaration des droits de l'homme de 1789: «La garantie des droits de l'homme et du citoyen nécessite une force publique; cette force est donc instituée pour l'avantage de tous, et non pour l'utilité particulière de ceux à qui elle est confiée.» Comme dans bien d'autres domaines de la vie politique, économique et sociale, la régression organisée par ce pouvoir nous enjoint de donner une nouvelle jeunesse à ces droits essentiels.

Enième poupée gigogne de l'inépuisable affaire Bettencourt, la plainte du Monde permet d'alerter l'opinion sur l'une des dimensions les moins étudiées du sarkozysme: la mainmise personnelle de Nicolas Sarkozy sur l'outil policier, via une cohorte de responsables qui lui doivent carrières, postes et nominations. L'actuel directeur général de la police nationale, Frédéric Péchenard, né en 1957 à Neuilly-sur-Seine, est un ami d'enfance du président. Venu des Renseignements généraux, Bernard Squarcini, le patron de la DCRI, fut son homme de confiance depuis ses débuts, en 2002, de ministre de l'intérieur.

Née il y a deux ans de la fusion des RG et de la Direction de la surveillance du territoire (DST), la DCRI est une création du pouvoir actuel qui en a profité pour étendre largement le champ du «secret défense»: il couvre désormais aussi bien les structures que le fonctionnement de toute la DCRI alors que ce n'était pas le cas pour les ex-RG. Nul doute que ce «secret défense» sera indûment invoqué pour entraver les éventuelles investigations suscitées par la plainte du Monde et, ainsi, couvrir le détournement privé et partisan d'un service public policier.

A ces deux hommes clés, il faudrait ajouter le patron des policiers chargés de la protection personnelle du président de la République ainsi que tous ces cadres de la police nationale promus préfets de la République pour leurs qualités répressives plutôt que pour leur sens du dialogue. Sous Nicolas Sarkozy, l'Etat n'est pas seulement policier par son idéologie, ses pratiques et ses lois. Il l'est aussi de façon plus insidieuse et plus dangereuse, y compris pour les policiers eux-mêmes, par l'usage discrétionnaire de la police comme une officine politique privée, dans l'identification des intérêts de la nation avec celui d'un clan ou d'une caste.

Au nom du beau titre de «gardien de la paix» dont s'honore la police républicaine, au point que Frédéric Péchenard en a fait le titre de ses souvenirs parus en 2007, il n'est pas interdit de penser que des policiers, y compris dans la hiérarchie, sauront enrayer cette dérive. En tout cas, de le souhaiter.

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L'équipe de Mediapart est évidemment solidaire de celle du Monde et, plus particulièrement, de son enquêteur Gérard Davet, dont le travail légitime a fait l'objet d'une enquête policière. Cette investigation, menée sur ordre de l'Elysée et via les opérateurs téléphoniques, pour connaître les contacts, relations ou sources des journalistes n'est pas la première. Au printemps dernier, l'épisode grand-guignolesque de la rumeur privée sur le couple présidentiel avait déjà donné lieu à une enquête du contre-espionnage. Sous l'onglet "Prolonger", on en trouvera l'écho inattendu dans une bande dessinée dont le scénariste est le rédacteur en chef de France Inter, Renaud Dély.