Professeur de science politique, ancien président de l'Institut universitaire européen de Florence, Yves Mény a publié au début des années 1990, La Corruption de la République (Fayard). Il revient ici vingt ans plus tard sur ces questions, notant combien la France a relativement peu progressé en cette matière.
Comment expliquer qu'en France la notion de conflit d'intérêts soit si mal comprise, si peu présente?
C'est une notion d'origine anglo-saxonne, née dans des pays où les mondes politique et économique sont davantage séparés. Ce qui ne veut bien entendu pas dire qu'on n'y trouve pas aussi des affaires de corruption mais ces mondes sont en général régis par des règles plus strictes. Par exemple, les personnes élues à des fonctions importantes doivent confier la gestion de leurs biens à un blind trust, une sorte de fondation qui doit ignorer totalement les exigences du titulaire de la fortune et gérer ses biens de manière indépendante. Dans les pays latins, on a effectivement du mal avec cette idée de conflit d'intérêts parce que la tradition veut qu'au contraire on regarde comme un avantage le fait de détenir des charges multiples.
D'où cette pratique très répandue du cumul des mandats?
C'est une spécificité française, il n'y a d'équivalent nulle part ailleurs. On trouve parfois à l'étranger des cumuls de mandats locaux – ville et région – mais pas ce qui se pratique en France aux niveaux national et local. Voilà bien une situation typique de conflit d'intérêts. Et selon la tradition française elle est systématiquement considérée comme un avantage, l'élu expliquant qu'il peut faire profiter sa ville des avantages de sa situation nationale et que son travail de parlementaire se nourrit de son expérience de terrain. C'est le conflit d'intérêts le plus ancré dans la politique française.
Beaucoup ont tenté de s'élever contre cette pratique. Tous ont échoué face à cette longue tradition. Il ne faut pas oublier que depuis la Révolution française jusqu'à 1983, le préfet, représentant de l'Etat, était aussi exécutif de la collectivité départementale, l'Etat était en quelque sorte le patron des collectivités locales...
De la même façon, on a pu récemment entendre sur France-Inter, Louis Schweitzer, alors président de la Halde, expliquer qu'il ne voyait pas en quoi il puisse y avoir un conflit d'intérêts entre le fait de présider cette autorité indépendante et celui d'être membre de conseils d'administration de grandes entreprises. C'était, justifiait-il, plus pratique pour gronder ses collègues grands patrons...
C'est toujours cette même logique, très française. Par contraste, mon expérience de président d'une institution d'enseignement et de recherche européenne m'a permis d'observer d'autres usages. Ainsi, très souvent, les collègues britanniques participant à des jurys de sélection faisaient savoir de manière tout à fait spontanée aux autres membres du jury qu'ils connaissaient un ou plusieurs candidats ou bien qu'ils étaient collègues d'un candidat et que leur opinion pouvait être biaisée. J'ai vu aussi des cas dans lesquels certains membres des jurys, tout en participant aux délibérations, se refusaient à prendre part au vote en arguant du fait qu'ils avaient une trop grande proximité à l'égard de ce candidat et qu'il ne leur paraissait pas juste, fair, de participer à la décision du fait de cette position potentielle de conflit d'intérêts.
Comment expliquer cette difficulté française avec le conflit d'intérêts ?
Les causes sont à la fois structurelles et culturelles. D'abord structurelles, car résultat de l'osmose qui a prévalu très longtemps entre l'économique et le politique. Pour des raisons qui sont d'abord historiques, l'Etat français s'est mêlé d'économie, il fut même parfois l'instigateur du développement économique... Et puis ultérieurement, ce rôle de l'Etat a été renforcé par le fait que ses élites sont recrutées dans un champ assez étroit, celui des grandes écoles, et que très souvent ces anciens des grandes écoles, après avoir servi l'Etat, sont passés dans le secteur privé. Ça ne veut pas dire que les gens qui pantouflent sont des gens corrompus mais il y a une osmose entre ces deux mondes, alors qu'en Allemagne par exemple, les élites économiques sont très différentes des élites administratives et politiques.
Vous évoquiez aussi des causes culturelles, quelles sont-elles ?
Je risque parfois une hypothèse mais elle n'est pas contrôlée et du même coup fragile : je me demande s'il n'y a pas là un effet de la tradition catholique. Le contraste est en effet frappant entre les sociétés anglo-saxonnes protestantes qui sont très rigides sur ce point et les sociétés catholiques au contraire très laxistes. Dès lors, on peut se demander si ce n'est pas lié à l'idée que dans l'église catholique vous êtes pécheur, mais que si vous avouez votre péché vous êtes pardonné, que c'est quelqu'un d'autre qui en quelque sorte vous pardonne. Dans les sociétés protestantes, c'est face à votre conscience que vous vous retrouvez, vous devez vous imposer à vous-même des règles de conduite de manière à être en conformité avec les exigences de votre conscience.
Vous aviez publié un ouvrage sur La Corruption de la République au début des années 1990, comment la situation a-t-elle évolué depuis?
Actuellement, jusqu'à preuve du contraire, il ne s'agit pas tant de corruption que de comportements qui ne sont pas conformes à ce qu'on peut attendre d'un homme politique. Cela va de situations potentiellement graves – la complicité entre les époux Woerth, par exemple, dans laquelle on ferme les yeux réciproquement – à d'autres qui fleurent davantage le ridicule – comme les cigares de M. Blanc. Mais cela participe dans tous les cas d'une certaine légèreté du comportement des hommes politiques.
Une collègue italienne avait parlé à ce propos d'arrogance de la classe politique, qui en quelque sorte se croyait ou se pensait au-dessus de toutes ces petites exigences secondaires parce que l'important, l'essentiel serait d'agir, d'être efficace. On a bien vu, d'ailleurs, la réaction de la classe politique pour laquelle « tout ça ce sont des peccadilles, des bagatelles... » Toutes les règles, peu nombreuses, qui ont été instaurées en France en matière de conflits d'intérêts ou de corruption ont été mises en place avec le fusil dans le dos. Il n'y a jamais eu de véritables réflexions visant à mettre en place un code d'éthique pour la vie publique.
Je crois que ce serait le plus important. Parce qu'on a multiplié les règles, et si cela s'est révélé relativement efficace en matière de corruption des partis politiques cela n'a en rien transformé les comportements légers dans la vie publique. Personne n'a réagi d'un point de vue éthique lorsqu'on a retiré à Rachida Dati sa voiture de fonction et son chauffeur il y a quelques mois. C'était pourtant le même problème : depuis qu'elle n'était plus ministre, elle n'avait aucun droit à disposer de ces véhicules et chauffeurs.
Mais les affaires ne se résument pas à de petites choses impropres ou symboliques, il reste aussi de gros dossiers qui concernent le financement de l'activité politique, l'affaire Karachi, par exemple...
Il y a toujours eu deux ou trois secteurs de l'économie qui ont été particulièrement susceptibles de favoriser la corruption. Au premier chef celui de la construction. Il est d'ailleurs une corruption dont on ne parle jamais, une corruption larvée dont les gens ne se rendent même pas compte, c'est tout ce qui concerne les plans d'occupation des sols, toute la réglementation des terrains à construire, car selon que vous ayez ou non le droit à construire, votre terrain vaut des millions d'euros ou rien du tout... Les arrangements peuvent être aussi fréquents que pratiquement invisibles. Il suffit de faire passer le crayon du bon côté.
Le deuxième secteur de la corruption fut l'urbanisme commercial, qui a défrayé la chronique dans les années 1990. Et, enfin un troisième secteur qui a toujours été corrompu, dans lequel c'est même la bouteille à l'encre : les ventes d'armement. A quoi servent les bakchichs qui sont prélevés sur les ventes d'armement ? Je n'en sais rien. Il y a des intermédiaires qui en vivent grassement. Qu'il y ait des retours aux expéditeurs, c'est certain aussi, mais là je ne peux pas me prononcer car je ne suis pas un magistrat et je n'ai pas les éléments. Mais les marges sont tellement énormes dans ce genre de contrats...
Dans les années 30, le publiciste Karl Kraus disait de l'Autriche où il vivait que c'était un pays où on ne tire jamais de conséquences. Les faits sont souvent connus, révélés, mais il ne se passe rien. Cela ressemble terriblement à la France contemporaine, bien plus qu'au monde anglo-saxon ou scandinave.
Oui, cela donne l'importance relative de l'opinion publique et des médias dans les pays respectifs. Cela donne aussi une idée de la rigueur plus ou moins grande des règles éthiques. Dans les pays scandinaves, un ministre démissionne pour 400 euros de dépenses abusives, en France il en faut au moins 40.000 parce que le seuil de sensibilité est très inférieur.
Ce qui frappe, c'est qu'en France la classe politique fait toujours les réparations en vol : on bricole quelque chose pour sembler répondre aux attentes de l'opinion et des médias. Mais soit c'est une plaisanterie, soit ça ne répond qu'en partie au problème, notamment par manque de moyens. Nombre d'organismes, de commissions et autres comités de déontologie qui ont été mis en place dans la foulée des scandales des années 1990 crèvent la faim, ils n'ont pas les moyens humains et matériels pour faire un travail sérieux. Prenons l'exemple des élus nationaux qui doivent désormais déclarer leur patrimoine à l'entrée et à la sortie de leurs mandats. On enregistre leurs déclarations mais personne ne vérifie car il n'y a pas de moyens pour le faire.
Autre constat : on n'a pas vraiment de mot en français pour dire accountability, une notion pourtant essentielle des démocraties anglo-saxonnes...
Je ne puis qu'être d'accord avec votre constat, et le regretter. Nous avons une responsabilité pénale, une responsabilité civile mais pas vraiment de responsabilité politique au sens plein du terme, c'est-à-dire qui ne saurait se réduire à la responsabilité formelle devant le parlement. La vraie responsabilité politique est une responsabilité vis-à-vis de principes éthiques ou de morale politique. Et combien de fois n'a-t-on entendu en France des responsables politiques dire : de toute façon, je ne suis responsable que devant mes électeurs !
Or que cela veut-il dire ? D'abord qu'on attendra deux, trois ou quatre ans pour juger lors des élections de cette responsabilité. Et puis il faut bien dire aussi que parfois les hommes politiques peuvent être très populaires même s'ils ont commis des errements grossiers. On a eu le cas dans les années 1990. D'ailleurs la plupart de ces hommes politiques, à part Michel Noir et Alain Carignon, qui ont été des victimes sacrificielles, sont passés à travers.
Dans les affaires Karachi ou Bettencourt, on voit à quel point la justice dépend du pouvoir politique. Qu'en est-il de la séparation des pouvoirs ?
En France, la séparation des pouvoirs n'a jamais été une vraie réalité. La France reste profondément une monarchie. Et le principe de séparation des pouvoirs a peut-être été inventé par Montesquieu ou en tout cas promu par Montesquieu, mais il n'a jamais été véritablement appliqué en France, contrairement à la tradition anglo-américaine. La séparation des pouvoirs pose, il est vrai, énormément de problèmes, elle crée des conflits, et parfois peut bloquer le fonctionnement institutionnel. Mais la démocratie n'est pas faite pour rechercher l'efficacité bien plutôt pour garantir des droits. Or en France la valeur efficacité prime sur beaucoup d'autres, au nom de l'efficacité on s'assoit sur des principes aussi importants que la séparation des pouvoirs. Du coup, on se retrouve très souvent dans une situation de confusion des pouvoirs. Et la confusion des pouvoirs produit les conflits d'intérêts. En France, on a souvent pour principe de confondre les tâches pour éviter les problèmes. Il est sûr que si vous êtes juge et partie, c'est toujours plus facile.
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