Samedi 19 juin, l'ancien ministre du budget, aujourd'hui ministre du travail, Eric Woerth, accompagnait Nicolas Sarkozy au Forum économique international de Saint-Pétersbourg. Lors de la conférence de presse franco-russe qui suivit, il a pu entendre le président de la République prononcer cette phrase : « Si les événements qui ont été rapportés ce matin par la presse sont exacts – je n'y étais pas –, ils sont inacceptables. Inacceptables. »
Les faits révélés par l'enquête de Mediapart sur l'affaire Bettencourt, dont la presse et les médias se faisaient l'écho en cette fin de semaine, sont en effet inacceptables dans une démocratie normale. Mais il faut croire que les priorités de la présidence ne sont pas de cet ordre puisque cette grave sentence, prononcée avec solennité à des milliers de kilomètres de Paris et devant un chef d'Etat étranger, ne concernait que les démêlés de l'équipe de France de football.
Notre appel à la raison démocratique n'a donc toujours pas été entendu : Eric Woerth n'a pas démissionné du gouvernement, aucun juge indépendant n'a encore été désigné. Face aux triples révélations portées par cette affaire d'Etat (l'intervention de la présidence de la République dans un différend judiciaire privé ; l'organisation d'une fraude fiscale de très grande ampleur ; les conflits d'intérêts manifestes d'un membre du gouvernement), le temps est à la contre-attaque tous azimuts, non sans contradictions tant les intérêts des acteurs concernés ne sont pas forcément les mêmes.
Tandis que Florence Woerth, épouse de ministre employée à gérer la fortune de Liliane Bettencourt, annonçait son intention de poursuivre le socialiste Arnaud Montebourg, lequel était relayé et conforté sur Mediapart par l'ancienne juge Eva Joly, devenue élue Europe Ecologie, on assistait à une bataille d'avocats, comme l'on dirait de chiffonniers. Me Georges Kiejman, pour Liliane Bettencourt, dénonçait son confrère Olivier Metzner comme « le cerveau d'un complot organisé de longue date ». Lequel, au nom de Françoise Bettencourt-Meyers, fille et enfant unique de Liliane, rétorquait par l'annonce d'une assignation en diffamation contre Me Kiejman, accusé de défendre « les intérêts prédateurs » qui entourent Liliane Bettencourt.
Aussi compréhensibles soient-ils, en prévision du procès début juillet du photographe François-Marie Banier, qui oppose Françoise Bettencourt à sa mère en raison des importantes faveurs dont il a bénéficié, ces effets de manche nous éloignent de l'essentiel, qui ne concerne pas ce différend d'ordre familial et privé : les informations d'intérêt général et public dévoilées par les enregistrements clandestins réalisés durant un an par le maître d'hôtel de Liliane Bettencourt et aujourd'hui entre les mains de la police judiciaire.
Ce sont elles, et elles seules, qui sont au cœur de notre enquête parce qu'elles posent des questions démocratiques vitales qui légitiment, au nom du droit à l'information du public, leur divulgation. C'est pourquoi, afin que l'on en prenne encore mieux la mesure, nous avons décidé, aujourd'hui, de donner à entendre des passages clés de ces enregistrements. Pour bien en comprendre toutes les dimensions, il nous faut d'abord les situer dans un contexte dont l'enjeu premier est la gestion de l'immense fortune de Liliane Bettencourt.
La fortune de Mme Bettencourt et le couple Woerth
Le principal protagoniste de ces enregistrements n'est pas Liliane Bettencourt, qui s'y exprime peu, mais Patrice de Maistre qui, depuis 2003, gère la fortune de la femme la plus riche d'Europe, troisième fortune féminine mondiale, estimée à 20 milliards de dollars. Comme l'a expliqué son avocat, Me Pascal Wilhelm au Journal du Dimanche, le 20 juin, « M. de Maistre est tout simplement l'homme de confiance de Mme Bettencourt et gère sa fortune personnelle ». Directeur général de Clymène et Téthys, les deux holdings familiales, ainsi que de la fondation Bettencourt-Schueller, Patrice de Maistre est l'incontournable porte d'accès à Liliane Bettencourt et à sa fortune.
Sollicités, vendredi 18 juin, pour recueillir les réactions de l'héritière d'Eugène Schueller, chimiste de métier, fondateur de L'Oréal, par ailleurs fort engagé à l'extrême droite avant-guerre, nos confrères du Monde ont pu prendre la mesure du rôle clé de M. de Maistre. Assistant à l'entretien avec Liliane Bettencourt, dans son hôtel particulier de Neuilly (Hauts-de-Seine), le gestionnaire de fortune y mit fin abruptement au bout de vingt et une minutes, dès que les questions se firent plus précises, notamment sur les dons à des politiques et sur l'évasion fiscale. « Madame ne s'intéresse pas à ça. Il ne faut pas entrer dans les détails », déclara-t-il, en se levant « un peu énervé » pour raccompagner à la porte le journaliste du Monde.
Or Florence Woerth, épouse d'Eric Woerth, ministre du budget jusqu'en mars dernier, est la principale collaboratrice de Patrice de Maistre, notamment au sein de la holding Clymène – du nom d'une généreuse divinité de l'antiquité à laquelle Paul Verlaine consacra un poème. Deux faits précis soulignent dès lors le conflit d'intérêts auquel n'a pas pris garde Eric Woerth et qui, aujourd'hui, se referme à travers lui sur tout le gouvernement de François Fillon.
D'une part, une question de date : Mme Woerth est entrée au service de Liliane Bettencourt fin 2007, c'est-à-dire quelques mois après l'élection à la présidence de Nicolas Sarkozy et l'entrée au gouvernement de M. Woerth pour s'occuper, notamment, des questions fiscales. Pourtant Florence Woerth, qui est entrée récemment au conseil de surveillance d'Hermès, n'était pas sans perspective professionnelle puisqu'elle avait été employée auparavant par la banque Palatine et par Rothschild et Cie. Dans les enregistrements clandestins, son patron, Patrice de Maistre, critique son « carriérisme » et affirme l'avoir embauchée à la demande de son mari, ce qu'Eric Woerth conteste formellement. Malgré la volonté de M. de Maistre, exprimée dans les enregistrements, de se séparer de Florence Woerth, celle-ci occupe toujours ses fonctions chez Clymène.
D'autre part, un cumul de fonctions : ce qui rend en effet flagrant le conflit d'intérêts pour Eric Woerth n'est pas seulement que son épouse soit l'employée de « la première contribuable particulière française », comme le précise Liliane Bettencourt elle-même au Monde, alors qu'au ministère du budget, il a en charge l'élaboration et l'application d'une loi essentielle, la loi fiscale. Non, ce qui rend cette situation encore plus intenable, c'est l'autre fonction de M. Woerth, fort ancienne et très discrète, celle de trésorier du parti présidentiel, sous Nicolas Sarkozy avec l'UMP, tout comme il fut responsable administratif et financier du RPR sous Jacques Chirac.
Depuis le début des années 1990, M. Woerth est au cœur du financement des campagnes électorales et du parti politique de la droite majoritaire. La presse suisse n'a d'ailleurs pas manqué de le rappeler à l'occasion du débat sur les paradis fiscaux, comme on peut le lire ici. Cette fonction de trésorier, tout ce qu'il y a de plus respectable, oblige celui qui la détient à des précautions supplémentaires, le financement de notre vie politique ayant donné lieu à tant d'abus et d'illégalités. A ce titre, il est incompréhensible qu'Eric Woerth ne se soit pas interrogé sur la légitimité déontologique des fonctions qu'allait occuper son épouse à partir de la fin 2007 auprès de Liliane Bettencourt, alors que lui-même avait en charge à la fois les finances de l'Etat et celles de l'UMP.
Et ce d'autant plus que, de longue date, la fortune des Bettencourt a été mise à contribution pour notre vie politique. Disparu en 2007, André Bettencourt, l'époux de Liliane, ami de jeunesse de François Mitterrand, fit une longue carrière politique, ministre sous les présidences de René Coty, Charles de Gaulle et Georges Pompidou, longtemps député sous l'étiquette “Républicains indépendants” et sénateur jusqu'en 1995. Dans sa communication au Monde, Mme Bettencourt précise : « Mon mari était un homme politique, un député très engagé. Nous avons participé, avec mon argent, aux campagnes de ceux dont il était proche. Je poursuis son engagement. »
C'est cette poursuite d'un engagement dont l'argent est l'enjeu qui est au centre de nos révélations.
Quatre enregistrements à écouter pour comprendre
Nous voici donc au cœur de ce que révèlent les enregistrement clandestins. On y découvre en effet que Mme Bettencourt est sollicitée pour financer ceux-là mêmes dont son entourage réclame la protection : le parti au pouvoir, ses candidats et son président. Et l'on est en droit de se demander jusqu'où s'étend cette protection quand les mêmes enregistrements font état de l'organisation, par le gestionnaire de fortune de la principale actionnaire de L'Oréal, d'une fraude fiscale tombant évidemment sous le coup de la loi.
Cette légitime interpellation démocratique est confortée par un passage des enregistrements où tout récemment, le 4 mars 2010, Patrice de Maistre demande à Liliane Bettencourt de signer trois chèques, destinés selon ce que l'on entend à Nicolas Sarkozy, président de la République, Eric Woerth, ministre du budget, et Valérie Pécresse, ministre de l'enseignement supérieur et de la recherche, alors candidate aux élections régionales. Voici ce passage, que nous avons déjà retranscrit dans un précédent article :
L'existence de ces trois chèques a été confirmée par Patrice de Maistre lui-même, dans une déclaration au Monde paru samedi 19 juin : « 7.500 euros à Valérie Pécresse pour les élections régionales, 7.500 euros pour Nicolas Sarkozy, 10.000 euros pour la construction d'un auditorium, c'est tout à fait légal. » Toutefois son propre avocat, Me Pascal Wilhelm, tout en confirmant l'existence des versements, ne dit pas exactement la même chose, le lendemain, au Journal du Dimanche : « J'ai vu les chèques dont il est question. Il n'y a aucun problème, Mme Bettencourt a bien aidé Valérie Pécresse et Eric Woerth à hauteur de 7.500 euros chacun, soit les montants plafonnés par la loi... Et il n'y a pas de financement de Nicolas Sarkozy ! Il y a juste un don à l'UMP, comme Mme Bettencourt ne s'en est jamais cachée ! »
Au-delà des contradictions entre M. de Maistre et son avocat – l'un confirmant un chèque pour le président de la République, l'autre le contestant –, ces confirmations posent plusieurs questions. L'une de droit : les versements à un parti ou à un groupement politique sont certes plafonnés à 7.500 euros, mais les versements à un ou plusieurs candidats sont plafonnés à 4.600 euros par élection. De plus, ni Eric Woerth ni Nicolas Sarkozy n'étaient candidats à une élection en ce début d'année 2010. Enfin, le versement de 10.000 euros en marge d'un auditorium « André Bettencourt » installé dans un bâtiment de l'Hôtel de la Monnaie à Paris, pour lequel Eric Woerth ne nie pas s'être entremis, ne laisse pas d'interroger.
En sus des autres délits potentiels de fraude fiscale dévoilés par les enregistrements, la seule révélation de ces trois chèques, dont l'existence n'est donc pas contestée, suffit à nécessiter une enquête judiciaire indépendante qui fasse toute la lumière sur leur nature, leur justification et leur légalité. Comment est-il possible, en effet, que la présidence de la République sollicite, pour sa famille politique, la contribution financière de Liliane Bettencourt alors que cette même présidence intervient, via ses conseillers et des magistrats, en faveur de celle-ci dans le différend privé qui l'oppose à sa fille ? Comment ne pas s'interroger, dès lors, sur ces échanges de services rendus, judiciaires dans un sens, financiers dans l'autre ?
Car l'autre révélation d'intérêt public, concernant le fonctionnement des institutions, de ces enregistrements, c'est l'intervention sur ordre de la justice, à la demande de la présidence de la République, dans la gestion de l'affaire François-Marie Banier, soupçonné d'avoir abusé des largesses de Liliane Bettencourt. Trois passages sont de ce point de vue explicites. Celui en date du 12 juin 2009, où Patrice de Maistre explicite ses contacts avec l'Elysée:
Puis celui du 21 juillet, où le même Patrice de Maistre explique comment l'Elysée l'a informé à l'avance de la décision du procureur Courroye:
Enfin celui en date du 23 avril, où il détaille à nouveau ses contacts avec l'ancien conseiller juridique de l'Elysée, Patrick Ouart:
A l'écoute de ces enregistrements, on ne peut que souhaiter la rapide nomination d'un juge d'instruction indépendant pour faire toute la lumière, ainsi que l'éloignement de ce dossier des parquets impliqués par les manœuvres de la présidence de la République, notamment celui de Nanterre. Si ces conditions minimales sont remplies, peut-être obtiendrons-nous des réponses précises et véridiques aux trois questions qu'appellent ces trois chèques:
1. Quel est le montant précis et le cadre légal de ces trois versements destinés, selon Patrice de Maistre, à Valérie Pécresse, Eric Woerth et Nicolas Sarkozy ?
2. Dans quelles circonstances l'épouse du trésorier du parti présidentiel, l'UMP, par ailleurs ministre du budget, s'est-elle retrouvée fin 2007 et se trouve-t-elle toujours à gérer la fortune de Liliane Bettencourt ?
3. Pourquoi la présidence de la République est-elle intervenue pour peser sur le cours judiciaire du différend opposant Françoise Bettencourt, fille de Liliane et son héritière, au photographe François-Marie Banier, le protégé de sa mère ?
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