Le 24 mai 2011, le photographe François-Marie Banier photographiait. C'était dans le XIIe arrondissement de Paris et son objectif visait des enfants. Ce ne fut pas du goût de quelques adultes. Le ton monta, l'artiste appela son compagnon au téléphone pour qu'il prévînt la police. Celle-ci se déplaça et un pandore crut reconnaître, en l'esthète, un suspect recherché dans le quartier pour agression sur mineur. Trente minutes au commissariat mirent fin au malentendu.
Le lendemain, titre de celemondo.com, site spécialisé dans le petit sensationnel touchant aux grands de ce monde: «François-Marie Banier aurait-il une tête de pervers?»
Dans François-Marie (Gallimard), livre bref qui claque comme un fouet sur des souvenirs et avive tel du sel sur les plaies, Jean-Marc Roberts écrit: «On t'arrête dans la rue, on te reconnaît facilement aujourd'hui, tu as droit à tout (...) Tes expos annulées, le discrédit, la souillure.»
Le lecteur n'a pas le temps de se prémunir qu'il est déjà conquis. La démarche, le regard et la prose de Jean-Marc Roberts balaient toutes les objections. De quel droit ? Du droit d'auteur... Aplomb tapageur? Audace créatrice... Dans quel intérêt? Aucun de ceux qui viennent à l'esprit...
Il y aura un an le 16 juin, éclatait l'affaire Woerth-Bettencourt: des enregistrements clandestins rendus publics par Mediapart éclairaient les liens coriaces entre la première fortune de France, héritière de L'Oréal, et un pouvoir politique ne reculant devant aucun conflit d'intérêts, pour que de telles ressources colossales n'oublient pas d'arroser qui de droit dans leurs méandres tortueux, entre paradis fiscaux et financements occultes de campagnes électorales...
Mediapart s'en est tenu aux affaires publiques, tandis qu'une partie de la presse, condamnée à broder, versa dans le pittoresque à outrance: les liaisons impétueuses (Liliane Bettencourt et sa fille Françoise), les liaisons avantageuses (Liliane Bettencourt et François-Marie Banier), les liaisons furieuses (Françoise et François-Marie)...
Jean-Marc Roberts surgit pour donner une leçon: ne brode pas qui veut! La matière gluante qui s'étalait dans des gazettes à la traîne, devient passementerie sous sa plume. L'information au rabais s'est transmutée en art; nous passons du potin au prochain. L'écrivain fait retour sur ce François-Marie Banier, connu en vive amitié voilà quarante ans, puis perdu de vue trente années durant. En cette évocation à décharge, il désigne comme repoussoir un «type du Point d'un blond suspect», venu le voir, «accent du Sud, fausse camaraderie, sûrement sportif», pour recueillir un avis favorable sitôt mis sous le boisseau. Rien de bienveillant n'a transpiré dans l'article de l'hebdomadaire qui l'avait dépêché.
Ce journaliste mentionné une dizaine de fois au long du livre mais jamais nommé, ce prototype de l'inconnu intrusif n'est pourtant pas un ovni pour Jean-Marc Roberts, qui l'a par trois fois (comme le chant du coq!) publié aux éditions Stock. Il s'appelle Hervé Gattegno: le voici cantonné au rôle d'aversion anonyme. Il incarne l'approche monophonique et la prose attendue, aux antipodes desquelles évolue ce «roman» qui, sous couvert d'une correction magistrale à quelque scribouillard, offre une ébouriffante démonstration de style et de liberté.

La construction du texte s'avère vertigineuse à souhait, avec une mise en abyme du genre épistolaire: Roberts écrit à Banier, lui-même en train d'écrire à Roberts. Les feux follets de cette rédaction endiablée ne laissent pas à la nostalgie l'occasion de s'attarder, tout en l'habilitant à nimber le récit. L'auteur, autant qu'il s'en souvienne, ne fut jamais l'amant du photographe, mais lui fait aujourd'hui cadeau d'un chant pantelant, qui semble parfois les accoupler: «Nous sommes fatigués, mon trésor, comme deux braves salades qu'on aurait trop remuées.»
Chaque ligne est de fuite. Banier s'élève telle la figure d'un néo-Jean Valjean traqué pour avoir «dérobé un candélabre». Il est victime, forcément victime: «Tu n'as braqué personne mais c'est comme si et même pire pour tous les blonds à accent du Sud de ce pays. Tu es leur Juif, leur pédé d'origine hongroise, l'espingouin de la rue de la Pompe, le nègre de Servandoni.»
Bombe à fragmentation aux manières d'ange
Voici qu'aussitôt Jean-Marc Roberts escamote le piédestal érigé en hâte: «Me suis lassé de ton parler cru.» Ou: «Tu as soixante-trois ans, tu as pris du ventre, tu deviens chauve.» Ou encore: «Ta lettre ne m'apprend rien, tu ressasses, on dirait du Thomas Bernhard décousu.»
L'écrivain, à son zénith, ose se dépouiller de ses parures: «Le membre du comité des éditions du Seuil qui avait failli barrer la route à ma troisième tentative romanesque n'avait pas eu tort de conclure ainsi son rapport de lecture: “Cela donnera au mieux un Banier sans entregent.”» Il va jusqu'à balancer les arrangements des prix littéraires, dévoilant comment «le malheureux» Michel Braudeau obtint, grâce à ses manigances, le Médicis en 1985, pour «ne pas repartir bredouille» après avoir manqué le Goncourt.
Jean-Marc Roberts frôle même, en un mimétisme étrange, la folie autodestructrice de son interlocuteur, se permettant le luxe, au prétexte d'un incident passé, d'en rajouter à l'encontre de celui qui le publie hic et nunc: «En ce qui concerne ta lettre d'injure à ton ancien éditeur, Antoine Gallimard, tu me confirmes qu'on t'a piégé. Nous avons tous rêvé de l'écrire cette foutue lettre, sauf qu'aucun d'entre nous ne l'a expédiée. Notre milieu s'aigrit, se momifie d'heure en heure.»
L'auteur pousse l'honnêteté suicidaire jusqu'à citer un avis peu amène sur ses travaux d'écriture bien loin de former une œuvre, grappillé dans le Journal que tient Banier. De même, il rapporte des verdicts incléments prononcés par ses compagnes successives quant à sa sexualité. Cette auto exposition en romancier aux outrages l'autorise à nous porter autant de coups qu'il s'en assène. Nous, l'opinion publique, la foule méprisée dans le sillage de Baudelaire : «“Il n'y aura pas de procès Banier”, se lamentent-ils les uns et les autres. Essaie juste d'évaluer le manque à gagner que cela représente pour ces miséreux.»
Banier le dandy est présenté – ce paradoxe pèse aussi lourd que le pactole empoché par le photographe! – comme assez dédaigneux de l'argent, à l'inverse de ses contempteurs aux féroces jalousies à peine rentrées: «À quoi bon tenter de convaincre des individus qui auraient fait l'exact contraire de ce que tu as toujours fait?»
Dans son plaidoyer mené style au clair et amour battant, Jean-Marc Roberts commet une faute d'analyse majeure. Il s'aveugle sur les penchants de sa vieille connaissance, qui consistent à se lover dans l'intimité de certaines familles choisies; pour y établir son cocon de ver à soie mondain, puis se laisser survivre en ce qu'il détruit. Le zélateur semble n'y voir que du feu: «Les rumeurs fantasques qui courent encore sur le sujet de l'adoption me font tant rire. Ta haine des familles et de leurs réunions te dissuaderait d'assister à ton dernier repas, tu seras mort avant la série des orangeades.» Et si pourtant le désir d'être adopté procédait de cette «haine des familles» ainsi disloquées par François-Marie Banier, bombe à fragmentation aux manières d'ange?...
Jean-Marc Roberts ne fait pas longtemps fausse route. Il évoque en effet sa progéniture, de façon de plus en plus pressante, au fil des pages. Il rappelle, non sans insistance, l'intérêt ambivalent que porte son ami à cette filiation incommodante. Comme si l'absence de rejeton signait une panne de transmission, sauf à devenir enfant soi-même, en se nichant dans les foyers qui s'y prêtent; là où règnent la douleur des deuils, la folie des grandeurs, le chaos affectif.
L'épistolier l'a senti: «Tu me manques, c'est physique, j'éprouve la même sensation avec chacun de mes enfants quand ils s'éloignent.» Il propose alors la martingale à Banier. Ce sera, sans pour autant lui laisser le pouvoir de tout ruiner à sa guise, l'appariement: «Je suis venu te chercher [...] Je t'imposerai des règles – j'ai élevé cinq enfants, tu sais –, je dicterai les horaires des repas et du coucher, je te fixerai un montant d'argent de poche et des limites à respecter, incontournables.»
Dans ces conditions déroutantes, trouvent leur sens les phrases ciselées du livre; les passages aériens, avec Aragon rêvant de patiner sur une route verglacée, ou avec l'éditeur Bernard Privat s'élançant vers les manèges de la foire du Trône; les rires fous et les larmes furtives; la démesure et la douceur; la bonté vertueuse et la générosité retorse.
Bien entendu, il n'est pas interdit de songer qu'une telle lettre d'amitié puisse être la meilleure façon de perpétuer «notre principe: créer la dépendance puis, coûte que coûte, parvenir à s'en dépêtrer»...

Jean-Marc Roberts: François-Marie (Gallimard, 96 p., 10€)
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