La procédure est assez inhabituelle. Il est rare de voir un média poursuivre un homme politique devant la 17e chambre correctionnelle du Tribunal de grande instance de Paris, une juridiction qui a plutôt l’habitude de voir ces rôles inversés. « Un homme public a sa liberté de parole, nous respectons cela », s’est justifié Edwy Plenel, co-fondateur de Mediapart, à l’audience qui s’est tenue mardi 12 février contre l'UMP Xavier Bertrand pour ses propos de 2010: les «méthodes fascistes» de Mediapart. Le site a décidé de réagir en raison de « la fonction de Xavier Bertrand : chef d’un grand parti, alors parti de la majorité. Ce n’est pas un élu comme un autre ».
Autre originalité, les avocats de Mediapart ont choisi d’attaquer sur le terrain de la « diffamation » qui suppose que soient remplis un certain nombre de critères juridiques, et notamment l’imputation d’un fait précis à la victime. Alors que « fasciste » ou « nazi » sont généralement considérés comme des insultes, une infraction plus facile à caractériser. Une bonne partie des débats a donc visé, pour le site, à montrer que les propos de Xavier Bertrand s’inscrivaient dans une stratégie visant à décrédibiliser Mediapart en s’attaquant à « ses méthodes ».
Mardi 6 juillet 2010 au soir, Xavier Bertrand est dans sa voiture en direction du Raincy, en Seine-Saint-Denis, pour participer à un meeting organisé par le député UMP et maire Éric Raoult. Le 16 juin 2010, Mediapart a commencé la publication des extraits d’enregistrements, réalisés par le majordome de Liliane Bettencourt à l’insu de l’héritière du groupe L'Oréal. Ceux-ci évoquent une fraude fiscale qu’Éric Woerth, trésorier de l’UMP, ministre du travail et ministre du budget, aurait couverte, des financements politiques, des pressions répétées sur la justice organisées à l'Élysée. Le 1er juillet, un juge des référés a rendu une ordonnance acceptant que les enregistrements soient publiés.

Le matin même du 6 juillet, Mediapart a publié une interview choc intitulée : « L’ex-comptable des Bettencourt accuse : des enveloppes d’argent à Woerth et Sarkozy ». Ce témoignage de Claire Thibout, ex-employée de la famille Bettencourt, est accablant pour le président de la République et le ministre. Le soir de ce meeting au Raincy, l’UMP est donc plongée dans une véritable communication de crise. Également invité, Éric Woerth a d’ailleurs annulé sa participation au dernier moment pour clamer son innocence sur le plateau du 20h de TF1.
Lorsqu’il sort de son véhicule, Xavier Bertrand se retrouve en première ligne face à des journalistes qui l’interrogent quasi exclusivement sur ce que l’on nomme désormais « l’affaire Bettencourt ». Et, face aux caméras, le secrétaire général de l’UMP attaque Mediapart avec une rare violence :
« Ce sont des méthodes, des méthodes d’un autre temps. Et quand certains médias, et notamment un site, utilisent des méthodes fascistes à partir notamment, je le dis, d’écoutes qui sont totalement illégales, avec justement des rumeurs, l’un des responsables de ce site dit : « ah “écoutez on n’a pas de preuve mais c’est plausible”… non mais attendez dans quel monde on est ! »
Dans les heures et jours qui suivent, une bonne partie de l’état-major de l’UMP reprend les arguments de son secrétaire général. Nadine Morano parle d’un « site de ragots et de déclarations anonymes », Christian Estrosi d’un site qui lui « rappelle une certaine presse des années 30 », Claude Guéant d’une « presse de caniveau ».
« Je ne suis pas un homme d’éléments de langage »
La thématique commune de ces attaques n’est pas due au hasard. Le 15 juillet, Le Point révèle que le 6 juillet, une réunion est organisée à l’Élysée pour préparer Éric Woerth à son intervention télévisée du soir et déterminer une stratégie de contre-attaque après le nouveau scoop de Mediapart. « Sont présents », écrit l’hebdomadaire, « outre Franck Louvrier, les ministres François Baroin, Nadine Morano, Christian Estrosi et le secrétaire général de l’UMP Xavier Bertrand, supposés relayer “les éléments de langages” retenus contre le site Mediapart. “Parlons fascisme”, suggère l’un d’eux. Un autre va encore plus loin : “Il faut comparer Edwy Plenel à Goebbels !”. »
Pour Mediapart, il s’agit de la preuve que la déclaration de Xavier Bertrand n’était pas un dérapage isolé. Le 20 juillet, le site dépose plainte pour « diffamation publique ».
À la barre, l'ancien secrétaire général de l’UMP s’est appliqué à présenter ses propos comme ceux d’un homme outré qui a pris la défense « à chaud » d’un ami injustement accusé. « Il y avait à l’époque un contexte général, un climat d’acharnement, une chasse à l’homme contre mon ami Éric Woerth. » Xavier Bertrand affirme que l’élément déclencheur de sa colère a été une intervention à la télévision de l’un des auteurs de l’interview de Claire Thibout, Fabrice Lhomme. « J’entends sur iTélé monsieur Lhomme dire cette phrase qui résonne encore : “nous n’avons pas de preuve, mais c’est plausible” », raconte au tribunal Xavier Bertrand. « Or, pour moi, en démocratie, il y a un principe, c’est la présomption d’innocence. Là, elle était foulée au pied. »
Xavier Bertrand affirme même ne pas avoir lu les articles incriminés. « Je ne suis pas abonné à Mediapart », explique-t-il. Et au juge qui lui demande pourquoi il n’a pas tenu compte de la décision du 1er juillet validant les enregistrements, il répond : « Je ne suis pas avocat ni juriste (…) De toute manière, cela n’enlève rien aux méthodes et à l’attitude des médias. »
Concernant la réunion du 6 juillet, l’ancien ministre ne nie pas qu’elle s’est tenue, mais parle d’une simple réunion hebdomadaire, et réfute toute stratégie concertée. « J’ai été un des premiers à m’exprimer. Je ne suis pas surpris que des membres de ma famille politique aient repris des termes approchant les miens », explique-t-il au tribunal, avant d’ajouter : « Je ne suis pas un homme d’éléments de langage. »
Xavier Bertrand conclut en affirmant avoir lui-même été victime « des dizaines de fois » de ce type d’insultes, sans jamais avoir porté plainte. « Je considère que ça relève de la liberté d’expression indispensable dans le débat public. » Lui, persiste, signe et ne « retire aucun mot ». Selon son avocat, Me Michel Rasle, l’insulte ne serait d’ailleurs pas si grave. « "Méthodes fascistes", cela ne veut pas dire que monsieur Plenel est associé à Hitler », explique-t-il au tribunal. « L’histoire passe, et le fascisme n’a plus le même sens. » « Le mot s’est banalisé. »
« Il y a un problème Mediapart »
Mais pour les avocats de Mediapart, cette version, selon laquelle Xavier Bertrand serait sorti de ses gonds après avoir entendu un journaliste à la télé, ne tient pas. D’abord parce que la veille au soir, à l’heure à laquelle il affirme avoir entendu Fabrice Lhomme, le journaliste et son collège Fabrice Arfi « ne sont pas sur iTélé », révèle à l’audience Edwy Plenel. « Ils sont justement avec Claire Thibout. »
Selon le journaliste, les propos que le député affirme avoir entendus à la télé sont en fait dans l’article qu’il dit ne pas avoir lu. Un passage dans lequel les auteurs écrivent : « C’est un témoignage accusatoire, qu’elle (Claire Thibout) reconnaît volontiers ne pas pouvoir étayer de preuves matérielles définitives et qui devra être soumis par les enquêteurs à un méticuleux travail de recoupements et de vérifications. »
À la barre, le co-fondateur de Mediapart défend vivement le rôle de la presse et le travail de son équipe. « Nos méthodes sont démocratiques. Nous n’avons espionné personne, nous n’avons volé personne, violenté personne... », a-t-il déclaré, en soulignant que les informations publiées par le site dans ce dossier « ont toutes été validées par la justice. Au point que l’affaire Bettencourt occupe désormais quasiment à temps plein trois juges à Bordeaux ».
« Il y a eu depuis plusieurs mises en examen », a insisté dans sa plaidoirie Me Emmanuel Tordjman, avocat de Mediapart. « La justice a donc bien estimé que les révélations de Mediapart apportaient des indices graves et concordants justifiant l'ouverture d'une enquête. » « Parler de méthodes fascistes, c’est considérer qu'il y a une rupture avec la définition même du journalisme en démocratie. En l’utilisant, vous signifiez à Mediapart qu’il ne fait pas partie de la démocratie », a de son côté fustigé Me Jean-Pierre Mignard, autre avocat du site, avant de renvoyer Xavier Bertrand à son héritage gaulliste. « Le fascisme, monsieur Bertrand, certains des fondateurs de votre parti ont eu à en souffrir. Des gens de votre famille politique sont morts pour lutter contre le fascisme. Vous maîtrisez le verbe, monsieur Bertrand. Ce mot, fascisme, est choisi. Vous savez exactement ce qu'il veut dire. »
Selon Edwy Plenel, cette affaire serait surtout révélatrice d'un « problème culturel du personnel politique de la France dans ses rapports avec la presse ». « À chaque fois que nous mettons des informations sur la table, s’engage un bras de fer insupportable. Il y a une culture qui fait que notre travail est systématiquement renvoyé à un conflit. »
Un point sur lequel semble, en partie en tout cas, d’accord l’avocat de Xavier Bertrand. « Il y a un phénomène Mediapart. Je dirais même qu’il y a un problème Mediapart », a effet déclaré Me Rasle à l’audience. « On a l’impression que monsieur Plenel se considère au-dessus des lois dans l’intérêt du citoyen. C’est une manière de voir l’information et le journalisme que je qualifie de dangereuse. »
Le procureur, lui, hésite face à « une affaire complexe dans laquelle s’entrechoquent beaucoup de choses ». Concernant le caractère diffamatoire des propos, le ministère public a dit ne pas être totalement « convaincu par la qualification de tous les éléments de l’infraction », et a décidé de s’en remettre à « l’appréciation du tribunal ». Le verdict est attendu pour le 26 mars.
Aujourd'hui
Comptes offshore: ce que Condamin-Gerbier a dit aux juges
-
A Tunis aussi, Hollande affronte la mémoire coloniale
-
Retraite: la « double peine » des ouvriers
-
La Légion d’honneur envoie Woerth et de Maistre en correctionnelle
-
Affaire Bettencourt : intox et faux-semblants
-
En 2011, le président du Sénat a utilisé sa «réserve» à des fins électorales
-
Egypte: l'armée suspend la constitution, Morsi n'est plus président
-
Affaire Kerviel: un cadeau fiscal de Lagarde a servi à payer les actionnaires
-
Loi Duflot: calculez votre futur loyer
-
Espionnage: Hollande cède sous la pression des Etats-Unis