Ce qui n'était pas un problème dimanche en est devenu un très sérieux lundi. Ce qui n'était qu'«allégations fantaisistes» ou «déstabilisation du ministre en charge des retraites» s'est transformé en une crise politique qui menace désormais le sommet de l'Etat. Chichement défendu par la majorité présidentielle, le ministre du travail Eric Woerth est devenu depuis lundi la cible de l'opposition qui multiplie les demandes de démission. En posant encore et toujours la même question: le ministre était-il au courant des dispositifs d'évasion fiscale mis en place par la société gestionnaire de la fortune de Liliane Bettencourt, société qui emploie son épouse depuis 2007? D'autres questions, concernant les interventions du pouvoir dans des procédures judiciaires et des financements politiques, sont également posées.
Lundi après-midi, dans un double mouvement tentant de faire cesser le scandale, Eric Woerth, ministre du travail, ex-ministre du budget, a dû se résoudre à annoncer que son épouse allait démissionner de Clymène, la société qui gère la fortune de Liliane Bettencourt. Florence Woerth va démissionner «dans les prochains jours» de ses fonctions de directrice des investissements de Clymène, a annoncé le ministre. «C'est en cours», a précisé son cabinet.
Au même moment, Liliane Bettencourt, actionnaire de référence du groupe L'Oréal et première fortune française (évaluée à 22 milliards de dollars), indiquait dans un communiqué son intention de procéder à la régularisation fiscale de l'ensemble de ses avoirs «qui seraient encore aujourd'hui à l'étranger». Selon les enregistrements pirates réalisés par le maître d'hôtel de Liliane Bettencourt, révélés depuis mercredi dernier par Mediapart, ses avoirs pourraient inclure deux comptes en Suisse d'un montant global de 78 millions et une île aux Seychelles, évaluée à environ 800 millions d'euros (lire notre première enquête en cliquant ici).
Mais ces deux mouvements mal coordonnés ne font que renforcer les interrogations sur l'ampleur des fraudes et des relations entre la première fortune de France et le pouvoir exécutif. Après Martine Aubry, vendredi, Benoît Hamon, lundi matin, c'est Harlem Désir qui, lundi soir, est monté d'un cran sur la chaîne LCI: «Est-ce que monsieur Woerth, quand il était ministre du budget, a vraiment fait en sorte que l'administration fiscale mène toutes les enquêtes sur la fiscalisation des avoirs de madame Bettencourt? Est-ce qu'il y a eu ou non confusion des genres? De toute évidence, oui. Monsieur Sarkozy nous avait parlé de la République irréprochable. On a plutôt assisté à la République des proches, la République du Fouquet's, la République du Bristol.»
De leur côté, les députés communistes ont explicitement demandé la démission d'Eric Woerth, lundi soir. «Après avoir démenti toute implication dans l'affaire Bettencourt, Eric Woerth vient d'annoncer la démission de son épouse de la société où elle gère, depuis 2007, une partie de la fortune de l'héritière milliardaire de L'Oréal, écrit dans un communiqué Roland Muzeau, porte-parole des députés communistes. Le premier ministre François Fillon doit en tirer les enseignements et demander à son ministre du travail de se mettre en congé des affaires publiques. Eric Woerth doit démissionner. Il aura tout loisir ensuite d'assurer sa défense, si besoin est.»
Depuis cinq jours, et les premières révélations de Mediapart, le ministre du travail avait pourtant affirmé sur presque tous les tons qu'il ne voyait pas matière à interrogation, et encore moins à conflits d'intérêts, dans le fait que son épouse a intégré en 2007 la société gestionnaire de la fortune de Mme Bettencourt, désormais suspectée d'évasion ou de dissimulation fiscale massive et de financements politiques, alors même qu'il était ministre du budget et trésorier de l'UMP (fonction qu'il exerce toujours).
Vendredi, dans une réponse détaillée à notre interpellation lui demandant de démissionner (lui, le ministre, et non son épouse) pour permettre une administration sereine et impartiale de la justice, le ministre nous avait répondu: «Mon épouse, Florence Woerth, a mené sa carrière depuis 25 ans en toute indépendance, occupant des fonctions liées à ses seules compétences professionnelles. Je démens formellement être intervenu pour qu'elle soit embauchée» (ce qu'affirme le dirigeant de Clymène, Patrice de Maistre). «Mon épouse n'a jamais eu connaissance d'une quelconque fraude ou évasion fiscale relative aux avoirs de Madame Bettencourt. Si tel avait été le cas, elle aurait immédiatement quitté cette société», ajoutait-il (l'intégrale de sa réponse en cliquant ici).
Retraite dans le désordre
Durant trois jours, Eric Woerth a tenté de tenir sur cette ligne de défense, tout comme il s'est défendu d'avoir «bénéficié de la moindre largesse financière» même si, selon les enregistrements pirates réalisés par le maître d'hôtel de Liliane Bettencourt, des chèques ont été signés en faveur de dirigeants UMP, Valérie Pécresse, Nicolas Sarkozy et Eric Woerth (lire en cliquant ici).
Dimanche, le ministre annonçait que son épouse allait porter plainte contre le député socialiste Arnaud Montebourg pour ses propos à L'Express: «Nous avons un ministre du budget, en même temps trésorier de l'UMP, dont la femme travaille à organiser la fraude fiscale de Mme Bettencourt. En retour, cette dernière finance l'UMP. Nous sommes là dans le conflit d'intérêts, qui, s'il était avéré, serait pénalement répréhensible», déclarait le député socialiste.
Lundi, la publication par Mediapart de quatre enregistrements mettant en évidence l'implication de l'Elysée, les interventions politiques sur la justice et des financements politiques donnait une nouvelle ampleur au scandale. Malgré les soutiens de Christine Lagarde, du conseiller de l'Elysée Henri Guaino et du porte-parole de l'UMP Frédéric Lefebvre, les protestations n'ont cessé de prendre de l'ampleur mettant en cause la confusion des genres et les graves conflits d'intérêts liés aux fonctions de ministre et de trésorier du parti majoritaire d'Eric Woerth.
Benoît Hamon, porte-parole du PS, a exigé des explications «claires». François Bayrou, président du MoDem, a estimé que «depuis des années en France, on n'a pas fait respecter le mur de verre qui devrait séparer les affaires d'argent, les affaires privées, des affaires publiques (...) Il y a trop de complaisance, on est constamment en train d'accepter qu'il y ait une immixtion, un mélange» entre le public et le privé.
«Il n'y a aucune confusion d'aucune sorte entre ce que fait mon épouse et ce que je faisais comme ministre du budget, a répété lundi matin celui qui a été à la tête de Bercy de mai 2007 à mars 2010. J'entends dire que j'aurais couvert je ne sais quelle fraude fiscale. Est-ce que j'ai une tête à couvrir la fraude fiscale? J'ai été le premier ministre du budget à autant agir contre la fraude fiscale!» La démission annoncée de son épouse quelques heures plus tard a pourtant mis à bas cet argumentaire.
Clymène, dont Florence Woerth est la directrice des investissements, est une petite société de cinq personnes dont l'activité unique est de gérer la fortune de Liliane Bettencourt. Les écoutes pirates révèlent l'organisation d'une fraude fiscale à grande échelle. Ce que reconnaît d'ailleurs implicitement Liliane Bettencourt dans son communiqué de lundi après-midi, annonçant un processus de régularisation fiscale de ses avoirs à l'étranger.
La démission de Florence Woerth, dont le dirigeant de Clymène, Patrice de Maistre, souhaitait se séparer («Madame Woerth, «on lui donnera de l'argent, parce que c'est trop dangereux»»), ne règle pas pour autant les aspects les plus sensibles de ce scandale: ceux relatifs au financement de plusieurs candidats de l'UMP et à l'immixtion de l'Elysée dans la procédure judiciaire qui oppose Liliane Bettencourt à sa fille Françoise. Ainsi, les trois questions que nous posions dès ce matin («Trois chèques, trois questions», lire ici) demeurent sans réponse. Tout comme les pressions exercées, via le parquet de Nanterre, sur le dossier judiciaire, alors que le procès opposant les différentes parties familiales doit s'ouvrir le 1er juillet.
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