La Justice – peu importe qu’elle soit bonne mère ou marâtre – se montre parfois dure de la feuille. Tels ces personnages qui, la main en conque pour mieux entendre, passent d’une oreille à l’autre, il arrive que la matrone au glaive et à la balance (sans oublier le bandeau) change de juridiction. Le justiciable recommence alors ses explications. À bon entendeur…
Mediapart en fait l’expérience avec l’affaire Bettencourt – et ses enregistrements clandestins –, lancée par un article mis en ligne dans la nuit du 15 au 16 juin 2010. Des avocats, au nom de Liliane Bettencourt et de son factotum financier Patrice de Maistre, saisirent alors le juge des référés pour une assignation d’heure à heure. Ils furent déboutés de leur demande : effacer les articles tout en empêchant qu’il y en eût d’autres.
L’ordonnance du Tribunal stipulait que les données de Mediapart ne révélaient aucun aspect de la vie privée des plaignants sans lien avec des informations légitimement portées à la connaissance du public ; si bien que les retraits réclamés équivaudraient à une censure. Il y eut confirmation de ce jugement en appel, en juillet 2010, avant que ne se pourvussent en cassation les avocats de la partie adverse, qui obtinrent, le 6 octobre 2011, un arrêt défavorable à Mediapart – et au Point, associés dans cette procédure.
Résultat : renvoi devant la cour d’appel de Versailles, où les deux organes de presse comparaissaient en audience ce lundi 27 mai 2013. Dans les anciennes écuries de la reine (1672), qui témoignent de la misère montante du service public à la française, s’est d’abord engagée une bataille portant sur l’un de ces détails qui tuent sous le nom de “nullités de procédure”. Me Georges Kiejman, ci-devant conseil de Mme Bettencourt, dans sa grande étourderie, avait laissé l’assignation initiale nantie du blanc-seing illisible d’une vague collaboratrice, sous les initiales “P.O.” (pour ordre). Il fallait qu’un associé se chargeât de la besogne en l’absence du maître du cabinet, selon la Presse. Nenni ! même une petite main « habilitée » pouvait pourvoir à pareille tâche, se défend l’Oligarchie.
Moins anecdotique : la capacité à ester en justice de Liliane Bettencourt, que contestent les journaux poursuivis. « C’est un droit fondamental, une liberté publique essentielle à laquelle vous vous attaquez », protesta Me Frédérique Pons (fille de Bernard), au nom du tuteur de la milliardaire, Olivier Pelat (fils de Roger-Patrice). Celui-ci fut nommé en vertu d’un jugement rendu le 17 octobre 2011 reconnaissant l’inaptitude de l’antique héritière de L’Oréal à veiller sur ses propres intérêts. Pour Mediapart, Jean-Pierre Mignard eut beau jeu de rappeler « la séquestration » dont fut victime la résidente de Neuilly de la part d’un « ensemble d’aigrefins pour la spolier », parmi lesquels certains avocats ligués dans une telle entreprise prédatrice : « La confraternité s’arrête où la loi commence », tonna Me Mignard, jetant un froid glacial parmi les robes noires, tant l’allusion aux collusions maffieuses en cette affaire apparut transparente.
Le fond fut heureusement évoqué. Il s’agit de l’opposition qui existerait entre le droit à l’information (article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme) et la protection de la vie privée (article 8 du même texte). Me Pons, au nom de Mme Bettencourt (ou plutôt de son tuteur), résuma ainsi son point de vue : « Ce qui porte en soi l’atteinte à la vie privée, c’est le procédé utilisé, peu importe le résultat de la pêche. » L’avocate reprit ainsi la thèse de la Cour de cassation qui, avec un petit côté adjudant-chef – “j’veux pas le savoir !” – refusa tout net d’accorder le moindre intérêt aux enregistrements pirates, à partir du moment où ils étaient volés. « Je vous demande d’apprécier la totalité, quel que soit le contenu », martela Me Pons.
Avec un malin toupet, l'avocate agita ensuite devant la cour la menace qui planerait sur icelle, au cas où de tels agissements ne seraient point sévèrement condamnés : toute délibération, voire toute discussion jusqu’au sein de la chancellerie, seraient susceptibles d’une captation sonore ruinant la position de la Justice en ce bas monde. Avec sa consœur, Me Jacqueline Laffont conseil de Patrice de Maistre, elle allait faire flèche de tout bois contre des méthodes rappelant les pires heures de régimes anti-démocratiques. Sus aux journalistes qui se contenteraient, sans enquêter, de déverser ce qui leur serait livré, selon le principe des vases communicants électroniques !…
Les avocats de Mediapart insistèrent au contraire sur le travail de sélection opéré par des journalistes attachés au bien public, de façon que les propos enregistrés par le maître d’hôtel de Liliane Bettencourt fussent hors de la sphère de « l’intimité de la vie privée », pour nourrir non point le petit sensationnel mais bien le débat démocratique : fraude fiscale, manœuvres autour de l’actionnariat du groupe L’Oréal, conflit d’intérêts du fait que la femme du ministre du budget de l’époque (Éric Woerth) était dans la cause, etc. « Quatorze personnes ont été mises en examen suite aux articles et aux enquêtes des journalistes, dont l’ancien président de la République », rappela pour Mediapart Me Emmanuel Tordjman. Il soulignait ainsi l’intérêt général, que nie et refuse de considérer « l’autre côté de la barre » chaussant les œillères de la Cour de cassation.
Les magistrats en formation de la cour d’appel de Versailles manifestèrent en deux ou trois occurrences un désagrément apparent à devoir s’insurger contre la plus haute juridiction de l’ordre judiciaire français. « Je ne suis pas sûre que nous ayons le devoir de résister », ne put s’empêcher de siffler, en un frisson répulsif, la présidente Marie-Gabrielle Magueur. Elle répondait à l’avocat du Point, qui l’avait enjointe – plus que de raison ? – de dire le droit en toute rébellion, au nom de la raison et du jugement…
Parlant en dernier, Me Mignard proposa une porte de sortie, après la lutte et dans l’honneur, passant par… Bordeaux. Il rappela que, par la grâce de Mediapart voire du Point, la situation a considérablement évolué. Voici ce qu’en retient le peuple, au nom duquel est rendue la justice en France : il a été possible de connaître des éléments d’une extrême gravité mettant en cause le fonctionnement des institutions, Mme Bettencourt a été sauvegardée, tous ses anciens conseils ont été congédiés.
Surtout, insista Me Mignard, l’affaire, aujourd’hui dépaysée à Bordeaux et qui n’est sans doute pas sans réserver de nouvelles surprises, a démontré l’ampleur du pillage de la milliardaire, que n’imaginait pas la presse à un tel niveau et que ne pouvait connaître la Cour de cassation lorsqu’elle rendit son arrêt, avant même que ne fût publique la décision de placer sous tutelle l’héritière de L’Oréal. Ce ne serait donc pas se dresser vent debout contre la Cour de cassation que d’infirmer son arrêt. Ce serait, en définitive, tirer des conséquences ayant malencontreusement échappé à l’altissime juridiction. Versailles, en disant le droit à l’inverse de la Cour de cassation, ne se livrerait à aucune insurrection communarde mais se poserait en honnête force supplétive, grâce aux hasards du calendrier…
L’avocat général, en un sourire évasif, ne dit pas autre chose en sa conclusion compendieuse. Il mit expertement les magistrats de la cour d’appel devant leur responsabilité, comme si ce n’était qu’un bon moment à passer, après « tant de débats intéressants et de haute qualité » (regard en direction des avocats de la presse).
Jugement le 4 juillet.
À lire, sous l'onglet “Prolonger”, les conclusions des avocats de Mediapart.
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