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Jeu.04 juillet 201304/07/2013 Dernière édition

Et la crise politique, monsieur le président?

|  Par Marine Turchi et Pierre Puchot

Le pouvoir mise sur l'intervention télévisée de Nicolas Sarkozy, lundi 12 juillet, pour éteindre la polémique. Mais c'est oublier la crise politique profonde que traverse l'exécutif. Un gouvernement décrédibilisé car en sursis. Un ministre sous le feu des affaires maintenu pour mener la réforme des retraites. Un Quai d'Orsay en crise. Et des critiques qui se font de plus en plus violentes à droite.

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Le gouvernement mise sur la journée de lundi 12 juillet pour éteindre la polémique. Grâce à la remise officielle du rapport cousu de fil blanc de l'Inspection générale des finances (IGF), rapport diligenté par Bercy et permettant donc de blanchir Eric Woerth. Grâce aussi à l'intervention télévisée du chef de l'Etat, sur France 2. Mais c'est oublier la crise politique profonde que traverse le gouvernement. Instabilité, démission, limogeage, désorganisation: revue de détails d'une équipe ministérielle qui a perdu sa légitimité.

 

Un gouvernement décrédibilisé car en sursisEn annonçant, le 30 juin, devant les députés de la majorité, une réorganisation du gouvernement en octobre, Nicolas Sarkozy a signé l'arrêt de mort de son équipe. Avec quatre mois d'avance, les spéculations commencent sur le jeu de chaises musicales.

C'est une «situation inacceptable sur le plan humain», estimait Dominique de Villepin, le 1er juillet. «Un ministre, c'est le chef d'une administration, or un ministre en sursis, qui est désigné comme partant, c'est un ministre qui perd immédiatement tout son crédit auprès de son administration», expliquait-il.

En plaçant son gouvernement sur un siège éjectable, Nicolas Sarkozya surtout perdu deux ministres... dès le 4 juillet. En effet, l'Elysée s'est efforcé de faire croire que c'est le chef de l'Etat qui avait demandé à Alain Joyandet (coopération) et Christian Blanc (Grand Paris) de démissionner. Avec un motif tout trouvé: épinglés pour des affaires symboliques (les cigares, le jet privé et le permis de construire d'une villa, qui incarnent le luxe par excellence), les deux ministres doivent partir pour donner un signal fort à l'opinion publique. L'Elysée doit montrer qu'il punit les coupables.

La vérité est quelque peu différente. En claironnant le limogeage en octobre des ministres qui lui ont «déplu», le chef de l'Etat a été l'arroseur arrosé. Sarkozyste historique, Alain Joyandet n'a pas supporté le traitement humiliant dont il a été victime. Et a décidé de court-circuiter l'Elysée en annonçant lui-même sa démission - présentée comme une décision personnelle - sur son blog:

© (DR)

Une démission qui a obligé l'Elysée à se débarrasser de Christian Blanc. Lequel voulait rester en poste quelques mois pour se «blanchir» dans l’affaire des cigares en démontrant la culpabilité de son ex-chef de cabinet. Le secrétaire d'Etat limogé se venge dès le lendemain dans L'Express: se disant «victime d'un guet-apens», il assure qu'il le «prouver(a)» et glisse une pique au chef de l'Etat: «Avant, les cigares avaient une dimension romantique. Aujourd'hui, ils sont synonymes de puissance et d'arrogance. En revanche, le sexe ou la cocaïne, personne ne s'y intéresse.»

En une journée, deux ministres ont claqué entre les doigts de Nicolas Sarkozy. Le premier ministre François Fillon sera chargé d'expliquer, trois jours plus tard, que l'exécutif a «procédé à un ajustement gouvernemental».

 

Un ministre sous le feu des affaires maintenu à la tête de la réforme des retraites et de la trésorerie UMP
En d'autres temps et d'autres lieux, Eric Woerth aurait déjà démissionné. Pas en France en 2010. Nicolas Sarkozy conforte pour l'instant son ministre du travail. Alors même que, à droite (Alain Juppé, Dominique de Villepin, Nicolas Dupont-Aignan, Alain Madelin, etc.) comme à gauche, ils sont nombreux à juger qu'il existe un «conflit d'intérêts» entre son maroquin et son poste de trésorier de l'UMP.

«Plus ça va, plus ça devient compliqué. A un moment donné, il faut se sacrifier pour permettre au gouvernement de continuer. Ensuite, on pourra rétablir la vérité (le) concernant», confiait Lionnel Luca, député (UMP) des Alpes-Maritimes, le 7 juillet, dans les couloirs de l'Assemblée. «Je savais qu'on en arriverait là, je pense qu'on aurait pu l'éviter. Désormais, la question de la légitimité se pose. C'est pour éviter cela qu'il fallait agir plus tôt». François Sauvadet, le patron des députés Nouveau Centre, «suggérerait» quant à lui au ministre de lâcher les rênes de la trésorerie de l'UMP: «Il est bien qu’un membre du gouvernement ne soit pas en charge des intérêts financiers d’un parti.»

Dans Le Monde du 10 juillet, une autre voix, à droite, s'élève: celle de l'intellectuel et économiste Jean-Claude Casanova, à la tête de la revue libérale Commentaire, fondée par Raymond Aron. Lui qui fut notamment le conseiller de Raymond Barre de 1976 à 1981 estime qu'«Eric Woerth s'honorerait (...) en renonçant à ses fonctions de trésorier d'un parti politique». Il s'appuie sur «l'article 23 de la Constitution» qui «interdit aux ministres l'exercice de toute fonction de représentation professionnelle, de tout emploi public et de toute activité professionnelle». «On a voulu que les ministres disposent du temps nécessaire pour exercer leur fonction et, surtout, qu'ils ne puissent pas être suspectés du moindre conflit d'intérêts. Il faut donc aller au-delà de la lettre et retrouver l'esprit», dit-il.

Des conseillers élyséens remis en causeEn novembre 2009, François Fillon avait demandé à «chacun (de) rester à sa place», visant notamment Henri Guaino, à propos du grand emprunt. En avril, lors de la pagaille géante à l'Elysée et la mise au piquet de Pierre Charon, Nicolas Sarkozy promettait une «réorganisation différente du travail collectif» au château. Aujourd'hui, certains, à droite, ne se cachent plus pour rendre les conseillers élyséens responsables du fiasco. Lionnel Luca tape sur «ces conseillers qui sont tellement forts qu'on en arrive là aujourd'hui». Et critique la méthode Sarkozy: «J'attends désormais des actes», et pas seulement des «discours». «A quoi servirait-il que le président s'exprime s'il n'agit pas?»

Indicateur de la panique qui règne à l'Elysée: les reculades du président sur deux promotions. Il veut installer Alexandre Bompard à France Télévisions? Il est obligé de nommer Rémy Pflimlin (lire notre analyse du 5 juillet). Il promet le château de Versailles à Xavier Darcos? Il est obligé de confirmer Jean-Jacques Aillagon. A force d'empressement, c'est son propre calendrier que Nicolas Sarkozy grille.

La crise au Quai d'Orsay et le conflit d'intérêts potentiel Kouchner/OckrentEn marge de l'affaire Woerth-Bettencourt, la crise au quai d'Orsay a atteint son paroxysme cette semaine. Lundi 6 juillet, deux textes publiés dans Le Monde remettent directement en cause la gestion par l'Elysée de la diplomatie française, la marginalisation du corps diplomatique et les coupes répétées dans le budget du ministère des affaires étrangères. Le Quai, qui a perdu 20% de son budget en 25 ans, s'apprête à subir de nouvelles restrictions par le biais d'une prochaine revue générale des politiques publiques (RGPP).

C'est d'abord un entretien avec l'écrivain Jean-Christophe Rufin, tout juste débarqué de son poste d'ambassadeur à Dakar, et qui affirme que «le Quai d'Orsay est aujourd'hui un ministère sinistré». C'est ensuite au tour de deux anciens ministres des affaires étrangères, Alain Juppé et Hubert Védrine, de dénoncer l'«affaiblissement du quai d'Orsay»: «Les autres grands pays ne détruisent pas leur outil diplomatique: les effectifs du département d'Etat américain augmentent de 4% à 5% par an», soulignent Alain Juppé et Hubert Védrine, respectivement ministre des affaires étrangères d'Edouard Balladur (1993-1995) et de Lionel Jospin (1997-2002). Pour mémoire, à peine élu, Nicolas Sarkozy avait demandé à ces deux anciens ministres d'établir un rapport et un livre blanc pour entamer une véritable réforme de la diplomatie française. Deux textes dont le président de la République a par la suite parfaitement ignoré les recommandations.

Démoralisation du personnel diplomatique, marginalisation du Quai dans le processus de décision, réduction des coûts et des activités des instituts et centres culturels français... La fragilité actuelle de la diplomatie française place le pays dans une situation de «repli», selon l'ancien président du conseil des affaires étrangères et actuel directeur de la Mission laïque française, Yves Aubin de la Messuzière, interrogé cette semaine par Mediapart. Pour le diplomate, le problème tient en une phrase: «Le vrai ministre des affaires étrangères, c'est le secrétaire général de l'Elysée, Claude Guéant», affirme-t-il, estimant que la marginalisation du Quai «ôte tout caractère d'initiative à la diplomatie française». Comment l'Elysée compte-t-il relancer l'activité diplomatique, calmer l'inquiétude des diplomates et assurer la continuité du réseau culturel et éducatif français, qui forme chaque année plus de 125.000 étrangers ?

Autre élément de la crise, que Nicolas Sarkozy et François Fillon doivent rapidement résoudre: la résurgence du potentiel conflit d'intérêts à la tête du ministère. A la suite du départ d'Alain Joyandet, la suppression de facto du secrétariat d'Etat à la coopération (officiellement réintégré au sein du ministère de tutelle) a remis sur le devant de la scène la situation de conflit d'intérêts entre Bernard Kouchner, désormais chargé de la supervision de l'Audiovisuel extérieur français, et sa compagne Christine Ockrent, directrice générale de l'AEF depuis mars 2008.

Quelle réponse Nicolas Sarkozy et son premier ministre vont-ils apporter à cette situation devenue intenable, parce qu'elle menace directement la neutralité de l'AEF? «Ma femme a été nommée directrice, pas par moi, sur ses qualités professionnelles largement reconnues», déclarait en février 2009 le ministre Bernard Kouchner, dans un entretien accordé au Nouvel Observateur, qui rappelait que plusieurs collaborateurs de France 24 ayant critiqué le ministre avaient par la suite été sanctionnés par leur hiérarchie. «J'ai aussitôt annoncé que s'il y avait conflit d'intérêts avec Christine Ockrent, c'est moi qui démissionnerais, ajoutait Bernard Kouchner. Et je le répète.»

Des critiques à droite ignorées par l'Elysée
Les appels se multiplient dans la majorité pour demander un remaniement rapide? Les voix s'élèvent pour dénoncer une crise de gouvernance? Qu'importe! L'Elysée a fait passer le message: Nicolas Sarkozy n'a pas changé son calendrier. François Fillon a enfoncé le clou le 7 juillet, assurant que le président était «maître de son calendrier, de ses choix», que «notre priorité politique, ce n'est pas le remaniement».

Sauf que certains ténors de droite n'hésitent pas à remettre le couvert. A commencer par trois anciens premiers ministres de Jacques Chirac. Tous dénoncent une crise de la gouvernance et demandent un remaniement profond. A deux reprises cette semaine, Jean-Pierre Raffarin a réclamé «un remaniement profond», un «gouvernement resserré», «expérimenté» et «qui respecte les règles d'éthiques». «Il faudra que Nicolas Sarkozy fasse son bilan de trois années de présidence pour corriger ses erreurs et définir ses lignes de mire», a-t-il même osé sur France Inter.

Le 6 juillet, sur Europe 1:

© (DR)

Le 8 juillet, sur France Inter:

© (DR)

Même discours chez Alain Juppé. Sur son blog, le 7 juillet, l'ancien premier ministre écrit qu'il «faut en venir à l'essentiel» et que «c'est la responsabilité du Président de la République». Il demande «un profond remaniement» mais aussi «un changement de méthode». «Le Président ne peut et ne doit être en première ligne sur tous les sujets; le gouvernement doit être à la manœuvre quotidienne, en étroit dialogue avec le Parlement», explique-t-il.

Par trois fois (dans Libération le 4 juillet, sur France Info, le 9 juillet, dans Le Parisien le 11 juillet), Dominique de Villepin a lui aussi évoqué une «crise de régime» et demandé un remaniement rapide. Il a surtout rappelé «trois conditions qui sont indispensables» pour «sortir de cette situation de suspicion»: «l'indépendance des pouvoirs» («indépendance de la justice» et «respect de la liberté de la presse»), «l'impartialité de l'Etat» et «un rééquilibrage institutionnel» avec «un gouvernement fort». «On ne peut pas avoir un président de la République en même temps président de l’UMP», explique-t-il dans Le Parisien.

© (DR)

 

Dimanche 11 juillet, sur Europe1, c'était au tour de François Bayrou de dénoncer «une crise profonde de la société et des institutions» et de réclamer «un gouvernement qu'on estime et qu'on respecte et qui est à l'abri de tout soupçon». Se disant inquiet de «l'état de la France», le leader du MoDem a fait valoir qu'il fallait «d'urgence un sursaut républicain» et estimé «naturel et urgent» que le président s’exprime sur l'affaire Woerth-Bettencourt:

© (DR)

 

Jean-François Copé, le patron des députés UMP, prend quant à lui ses distances avec le gouvernement. Après avoir pressé le chef de l'Etat de s'adresser aux Français et martelé qu'il fallait «qu'on revienne à l'essentiel», il a mis en minorité le gouvernement sur les TPE (très petites entreprises), à l'Assemblée, le 8 juillet, et se prend à douter d'Hadopi. Il s'est même permis de donner quelques conseils au chef de l'Etat qui doit «trac(er) une vraie perspective et les pistes pour sortir (de la crise européenne:

© (DR)

Parmi les députés de la majorité, certains ont clairement tapé du poing sur la table cette semaine. Comme Lionnel Luca, pour qui Nicolas Sarkozy «ne peut attendre la rentrée pour remanier le gouvernement et restaurer la confiance ébranlée des Français». «C'est d'ici au 14 juillet que ce remaniement doit intervenir avec une équipe réduite de 15 à 20 ministres maximum», a-t-il estimé, évoquant «une crise politique» et une «urgence à agir». Son collègue des Yvelines, Jacques Myard, jugeait également que «la situation mérite une très forte mise au point. On n'échappera pas à la nécessité de remettre les choses au carré vite fait, bien fait».

«Il faut remanier, écarter ceux qui suscitent le doute», explique l'intellectuel Jean-Claude Casanova au Monde. «Un ministre doit être insoupçonné et insoupçonnable. Le gouvernement peut donc profiter de cette crise en ayant le courage de comprendre pourquoi on le critique», dit-il. «En France, on laisse pourrir les affaires», déplore-t-il, vantant le modèle anglo-saxon où, pour lever la suspicion, il faut démissionner et se défendre. Quitte à revenir blanchi. «Un seul ministre mis en cause affaiblit le gouvernement entier», constate-t-il. Et l'ancien conseiller de Raymond Barre d'ajouter: «Donner le sentiment de s'accrocher est périlleux.»

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