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Jeu.04 juillet 201304/07/2013 Dernière édition

Pourquoi l'affaire Bettencourt est un révélateur national

|  Par Edwy Plenel

L'affaire Bettencourt, devenue l'affaire Woerth et cachant une affaire Sarkozy, est un révélateur de l'état de la France: de ses inégalités et de ses injustices sociales, de ses déséquilibres institutionnels et de ses régressions démocratiques, des abus d'un pouvoir présidentiel sans contrôle.

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L'affaire Bettencourt, devenue l'affaire Woerth et cachant une affaire Sarkozy, est un révélateur de l'état de la France: de ses inégalités et de ses injustices sociales, de ses déséquilibres institutionnels et de ses régressions démocratiques, des abus d'un pouvoir présidentiel sans contrôle. Illustrant l'utilité démocratique d'une presse libre, elle souligne tout ce qui n'est plus supportable et tout ce qui devrait changer, demain. C'est pourquoi elle a, dès nos premières informations du 16 juin (retrouvez ici l'article inaugural de Fabrice Arfi et Fabrice Lhomme), suscité cette passion publique qui est au ressort des vitalités républicaines: une haute curiosité, tissée de vertu politique, d'exigence sociale et d'espérance démocratique.

Quand une «affaire» née de révélations journalistiques se transforme en feuilleton médiatique, ceux dont elle ébranle les habitudes et les conforts, voire les compromissions, finissent toujours par entonner le refrain des diversions: n'y aurait-il pas des sujets plus importants, plus graves, plus décisifs? Au sommet de l'Etat, la tentation existe même d'organiser et d'exploiter ces diversions, en se saisissant du tout-venant de l'actualité, hier l'insécurité à Grenoble ou Saint-Aignan, aujourd'hui le terrorisme après l'annonce de la mort d'un otage français au Sahel. La parade ne manque pas d'arguments: pendant que les révélations de l'affaire Bettencourt s'égrènent, la planète continue de tourner, avec ses crises, ses menaces et ses misères – dont Mediapart continue, bien sûr, de rendre compte dans la mesure de ses moyens.

Mais le souci du monde ne saurait être l'alibi de l'aveuglement sur soi. Si l'affaire Bettencourt a, d'emblée, connu un tel impact dans l'opinion publique, c'est parce qu'elle est un révélateur national. Loin de se situer aux marges des grandes questions de l'heure, sociales et démocratiques pour l'essentiel, elle les renouvelle magistralement en mettant à nu des réalités qui dévoilent les impostures et les mensonges d'un tout petit monde oligarchique qui, par la faveur du pouvoir dont il abuse, s'approprie la richesse nationale à l'insu de ce plus grand nombre qui se nomme le peuple. Il y a une exceptionnelle pédagogie politique de l'affaire Bettencourt, et c'est bien pourquoi, en haut lieu, on a voulu et on ne cesse de vouloir l'étouffer afin de la classer sans suite.

Six semaines après le début du feuilleton et alors qu'il connaît deux moments symboliques, avec les auditions policières de Liliane Bettencourt puis d'Eric Woerth, cet effet de révélation peut être résumé en sept vérités, développées ci-après :
1. L'utilité d'une presse libre,
2. Le scandale de l'inégalité sociale,
3. La corruption de la République par l'argent,
4. Le détournement du financement des partis,
5. L'injustice de la politique fiscale,
6. La menace d'une justice d'exception,
7. La responsabilité du président de la République.

Le journalisme face au pouvoir de l’argent

1. L'utilité d'une presse libre

«Un diseur de vérité insolent et fiable»: c'est ainsi que Stieg Larsson définit Millénium, ce magazine d'investigation qui donne son titre à sa trilogie dont le héros est un journaliste indocile, enquêteur aussi entêté que franc-tireur, Mikael Blomkvist. L'immense succès qu'a rencontré, notamment en France grâce à Actes Sud, cette saga suédoise est un fait d'époque. A travers l'acharnement de Blomkvist à dévoiler l'envers du monde des puissants et des arrogants, celui où l'argent-roi est la seule valeur reconnue, c'est un idéal, à la fois démocratique et professionnel, qui est mis en scène: une presse indépendante et un journalisme d'enquête.

A Mediapart, comme dans d'autres médias libres de toute soumission politique ou financière, nous ne sommes pas des héros, encore moins de fiction, mais cet idéal n'en est pas moins le nôtre. Et c'est un très vieil héritage. Loin d'un romantisme romanesque, on le retrouve dans l'austérité ascétique d'un Charles Péguy (1873-1914) qui inspira le fondateur du Monde, Hubert Beuve-Méry (1902-1989). «Dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, dire bêtement la vérité bête, ennuyeusement la vérité ennuyeuse, tristement la vérité triste»: le programme est annoncé en ouverture du premier numéro des Cahiers de la Quinzaine, le 5 janvier 1900, sans concession: «Taire la vérité, n'est-ce pas déjà mentir?», ajoute Péguy.

Cette rigueur professionnelle recouvre une exigence démocratique. Elle nourrit la quête incessante de l'événement comme moment fondateur et rassembleur. Non pas de l'actualité répétitive et superficielle mais de la nouvelle créatrice parce que révélatrice. De la nouvelle qui instaure une rupture par sa force d'étonnement et de dévoilement. Une nouvelle qui oblige à affronter de face ce que l'on ne voyait pas ou ce que l'on ne voulait pas voir. Il y a ainsi une vertu de l'événement quand il n'est pas subi passivement, mais quand, tout au contraire, il est créé activement, animé collectivement et partagé largement.

Née d'un accident imprévisible – les enregistrements clandestins réalisés par Pascal Bonnefoy, maître d'hôtel inquiet pour sa patronne et pour lui-même –, l'affaire Bettencourt relève de ce registre. Son surgissement grâce à Mediapart, désormais validé jusqu'en appel par la justice, illustre l'absolue nécessité démocratique d'une presse libre, sans entraves ni censures. Car il peut arriver, hélas, que la nouvelle indocile et dérangeante ne surgisse pas, étouffée ou déviée, écrasée ou tronquée. Ce n'est pas seulement affaire de pressions ou de menaces, mais, plus essentiellement, de faiblesse ou de fragilité de l'écosystème démocratique de l'information. Notre culture professionnelle, sa vitalité et ses audaces, dépendent d'un climat où entrent en jeu aussi bien la structure de l'entreprise, l'esprit d'indépendance ou de soumission de ses responsables, sa distance ou sa proximité avec des univers étrangers au journalisme.

S'il fallait une nouvelle démonstration de la nécessité de refonder la liberté de l'information en France, selon le programme énoncé dans notre Appel de la Colline de 2008 avec Reporters sans frontières et dans notre Manifeste de 2009, Combat pour une presse libre, l'affaire Bettencourt nous l'assène.

 

2. Le scandale de l'inégalité sociale

Peut-être faudrait-il, pour les contraindre à vraiment prendre la mesure des réalités sociales, obliger nos gouvernants à changer d'unité monétaire. S'ils animaient encore les matinales de France Inter, Stéphane Guillon ou Didier Porte, lequel rejoindra Mediapart à la rentrée de septembre, auraient ainsi pu proposer que l'on ne compte plus désormais en milliard d'euros mais en «Banier», puisqu'il semble entendu que François-Marie Banier, par son seul talent courtisan, a bénéficié des largesses de Liliane Bettencourt pour un montant avoisinant le milliard. Dès lors, les 40 milliards de déficit des retraites, ce chiffre sur lequel le gouvernement a construit sa stratégie de la peur devant le futur, ne vaudraient plus que 40 «Banier», somme soudain à portée humaine d'une politique vigoureusement sociale.

Ce n'est certes qu'une image plaisante, mais elle illustre ce que chacun d'entre nous a instinctivement compris dès le début de ce feuilleton: qu'il mettait à découvert un monde où l'argent était à la fois la mesure de toute chose et, en même temps, avait perdu tout sens de la mesure. Un monde où les millions circulent de la main à la main et par-dessus les frontières, sans autre règle que l'entre soi. Il suffirait en somme d'en être – milieu, coterie, réseau, cour, classe: les dénominations ne manquent pas – pour bénéficier de largesses et de commodités interdites au commun des citoyens: faire intervenir la présidence de la République dans une affaire judiciaire privée, ne pas subir les curiosités des services fiscaux, violer impunément la loi la plus commune, obtenir d'immenses facilités bancaires, vouloir se faire offrir un yacht comme d'autres une boîte de chocolats, etc.

Rien de neuf, dira-t-on, sous le soleil de la fortune. Mais une chose est de le supputer, autre chose de l'apprendre, sans détour. Surtout, ce qui surprend, dans ces conversations feutrées dont l'argent est l'obsession récurrente, c'est le sentiment d'impunité, ce «pas vu, pas pris» en toute bonne conscience. N'importe quel patron de PME, ouvrier/employé salarié, jeune en quête d'emploi ou chômeur en fin de droits, qui sait d'expérience combien la loi, ses règlements et son administration ne manquent pas de se rappeler à lui, ne peut qu'être stupéfait de découvrir un univers pour qui la loi commune est quantité négligeable, une loi dès lors faite pour être contournée ou, mieux, oubliée, inappliquée, absente, comme mise en congé ou en sommeil.

Née de la sourde révolte d'une domesticité soudain indignée, cette histoire éclaire d'une lumière crue l'injustice qui accompagne l'inégalité sociale. Sous la froideur statistique, c'est un immense fossé qui mine notre société et corrompt ses principes. Comment ne pas rapporter les montants faramineux qu'égrène l'affaire Bettencourt avec nos écarts de revenus passés de 1 à 20 dans les années 1970 pour atteindre de 1 à 230 en 2009, avec ce salaire mensuel maximal de 1.555 euros pour la moitié des salariés à temps complet du privé, ou avec ces 10% les plus riches de la population qui possèdent à eux seuls 46% de la fortune nationale?

Ce n'est pas l'argent en soi, le fait d'en avoir et d'en profiter, qui est ici en cause – posture qui serait une tartufferie. C'est, plus essentiellement, le règne de l'argent et ses effets dévastateurs qui sont mis à nu, cette réalité sociale qui le promeut en valeur de toutes choses et de tout homme, cet univers marchand où l'argent, de simple instrument, est devenu – Charles Péguy encore – «maître sans limitation ni mesure». Où l'argent, en somme, n'est plus un moyen, mais une fin, la seule fin que l'homme se propose et, en ce sens, la fin de l'homme.

De ce monde-là, Nicolas Sarkozy s'est voulu le propagandiste zélé et intéressé. Si certains doutaient encore qu'ainsi la France faisait fausse route, l'affaire Bettencourt aide à les convaincre qu'il est temps de revenir à l'exigence, constitutionnelle depuis 1945, d'une République sociale.

La politique au risque de la corruption

3. La corruption de la République par l'argent

Au printemps 1992, alors que les socialistes gouvernaient le pays, majoritaires depuis quatre ans à l'Assemblée nationale et occupant la présidence depuis onze ans avec François Mitterrand, paraissait le livre d'un professeur de science politique dont le contenu, fort peu polémique, était démenti par le titre, au ton accusateur: La Corruption de la République (Fayard). Yves Mény s'y livrait à un constat clinique, constat repris à son compte par Pierre Bérégovoy qui, devenu premier ministre, s'engagera devant le Parlement à éradiquer ce qu'il n'hésitait pas à appeler, en effet, «la corruption». L'ouvrage se déclinait en quatre parties dont les intitulés explicites donnent un avant-goût : «1. Les conflits d'intérêts ou l'art de les contourner, 2. Fonctions publiques, intérêts privés, 3. De l'arrangement à la corruption, 4. Corruption des règles, corruption des mœurs».

Du cumul de fonctions ministérielles au budget avec celles de trésorier national du parti majoritaire jusqu'à l'emploi de la femme dudit ministre par le gestionnaire de la troisième fortune française, en passant par des services rendus, des décorations remises, des nominations opportunes, des missions confiées, des circulations monétaires, des enveloppes amicales, des soupçons de trafic d'influence ou de prise illégale d'intérêt, sans parler de conflits d'intérêts flagrants et répétés: l'affaire Bettencourt pourrait se raconter avec les mêmes formulations que celles des chapitres du livre de référence du professeur Mény. Comme si, dix-huit ans après, tout était à refaire, à redire et à reconstruire. Comme si, en matière de morale publique, la France n'avait plus guère de leçon à donner aux autres nations, notamment l'italienne, tandis qu'Yves Mény s'en était allé dispenser son savoir à l'Institut européen de Florence.

Les enregistrements clandestins du majordome comme le témoignage réitéré de la comptable des Bettencourt, sans oublier les documents qui les confortent au gré de l'enquête policière, nous font entrevoir l'envers du monde officiel, ses arrière-cuisines, grands arrangements et petites combines. Soudain le rapprochement entre le «Premier Cercle» de donateurs fortunés de l'UMP, animé par le trésorier Eric Woerth, et le fameux bouclier fiscal avantageant les mêmes fortunés, promu par le ministre Eric Woerth, nous permet d'appréhender ce qu'est, socialement, un service rendu: une politique du donnant-donnant où les intérêts de classe s'affirment sans honte, tandis que les clientèles se recrutent sans gêne.

«C'est bien souvent lorsque la société française se trouve plongée dans une période critique que les scandales éclatent, tels des symptômes récurrents du mal de vivre républicain», écrit un autre universitaire, Jean Garrigues, dans Les Scandales de la République (Nouveau monde), où il montre qu'au ressort des indignations populaires face au spectacle de la corruption ou de l'affairisme, on trouve toujours la même réalité soudain mise à nu: «Le goût de l'argent, la confusion des genres, le mélange des intérêts.» Loin d'être malsaine, la curiosité qu'ils suscitent recouvre le souhait, parfois sinon souvent déçu, d'un sursaut qui élève et relève la République.

De ce point de vue, la droite qui, aujourd'hui, gouverne et préside est à mille lieues de celui qui lui a donné droit de cité républicaine, en la sauvant de la débâcle vichyste où cette famille politique s'était majoritairement discréditée, Charles de Gaulle. Au Dictionnaire De Gaulle, paru en 2006 chez Robert Laffont, on trouve une entrée «Argent» qui rappelle combien le fondateur de la Cinquième République ne confondait pas les caisses de l'Etat et son portefeuille personnel. «Les possédants sont possédés par ce qu'ils possèdent», a-t-il écrit un jour, vantant, en bon disciple de Péguy, «l'honneur d'être pauvre» qu'incarnait la figure de Jeanne d'Arc. «Je me suis trouvé en face de l'ennemi vrai que j'ai eu pendant toute ma vie et qui est l'Argent», aurait-il dit, selon André Malraux, après sa défaite au référendum d'avril 1969 qui l'amena à quitter le pouvoir.

Ce rappel ne vaut certes pas quitus pour toute la politique gaullienne, dont la grève générale de Mai 68 montra, a contrario, quels intérêts économiques elle avait coutume de servir en priorité. Mais il dessine cette exigence de vertu républicaine autour de laquelle tout un peuple, dans sa diversité, peut se retrouver et fraterniser.

 

4. Le détournement du financement des partis

Surgie grâce à l'affaire Bettencourt, la question du financement des partis politiques est l'illustration évidente de l'utilité démocratique de nos révélations. En tirant, grâce aux enregistrements, le fil de trois chèques signés en mars dernier par Liliane Bettencourt à la demande de Patrice de Maistre – l'un au profit de Valérie Pécresse, le deuxième en faveur d'Eric Woerth et le troisième destiné à Nicolas Sarkozy lui-même –, nous avons mis au jour cette myriade de «partis de poche» qui, pour l'essentiel à droite et à l'instigation de l'UMP, permettent de contourner la loi sur le financement public de la vie politique.

Il n'est pas indifférent de rappeler que cette loi, ébauchée à partir de 1988 et complétée depuis, est née de précédentes révélations journalistiques, concernant à l'époque le financement illicite du Parti socialiste. Un consensus s'est alors fait sur une idée simple: la politique a un coût et, afin d'éviter qu'il soit l'alibi de la corruption, la meilleure solution est d'assurer son financement public, grâce à nos impôts. Ce sont ainsi près de 75 millions d'euros qui sont versés chaque année aux partis politiques, sans compter les dispositions assurant sous condition de seuils et de plafonds le remboursement des frais de campagne ainsi que la possibilité encadrée de dons individuels à un parti (7.500 euros par an) et à un candidat (4.600 euros par candidat).

Un tel effort de la nation en faveur des partis et de leurs élus, par ailleurs rémunérés, rend non seulement inadmissible, mais de plus incompréhensible l'existence d'autres moyens de financements. Leur légalité affirmée n'empêche pas que ces «partis de poche», pompes à finances sans militant destinées aux seuls intérêts de carrière de l'élu qui les contrôle, sont une évidente combine. On est surpris d'apprendre que la commission chargée de contrôler tout cela s'en est émue, mais en vain et sans aucune publicité. On est encore plus surpris quand on découvre que le président de la République lui-même, pourtant porté au pouvoir par un parti qui bénéficie de la plus grosse part des financements publics et des plus importantes donations privées, profite d'un micro-parti toujours en activité financière et basé à Neuilly-sur-Seine, dont la présidence et la trésorerie sont assurées par deux ministres en place, dont celui de l'Intérieur.

Mais il y a pire encore: la circulation de sommes en espèces, destinées à l'UMP et/ou à ses responsables. Le témoignage détaillé, non seulement de l'ex-comptable des Bettencourt, Claire Thibout, mais aussi ceux d'autres employés de maison, qui confirment son sérieux et sa crédibilité, ainsi que leur recoupement avec les agendas des protagonistes, accréditent fortement sinon la matérialité – seul un juge d'instruction indépendant pourrait l'établir formellement –, du moins le soupçon solide d'un financement illicite du parti majoritaire et, surtout, de la campagne présidentielle de son candidat, Nicolas Sarkozy. La fable des relations distantes entre le gestionnaire de fortune de Mme Bettencourt et le trésorier de l'UMP Eric Woerth ne tient plus. Outre une surprenante remise de Légion d'honneur, alors que l'épouse du ministre venait de devenir l'employée du gestionnaire, leurs rendez-vous, plus nombreux et plus fréquents qu'ils ne le prétendaient, ont été établis, avant comme après 2007, tandis qu'ont été confirmés les retraits d'espèces à des dates clés de la campagne présidentielle sur divers comptes bancaires français de Liliane Bettencourt.

Serait-il possible que la France ait élu un président de la République dont les comptes de campagne étaient insincères, sinon mensongers? Serait-il pensable que des sommes d'argent liquide provenant de l'évasion et de la fraude fiscales aient contribué à cette campagne? Et si tel était le cas, comment expliquer ce besoin d'espèces non déclarées alors que, justement, la France bénéficie désormais d'une législation assurant, sur nos deniers de citoyens imposables, le financement de la vie politique?

Où l'on comprend, là encore grâce à l'affaire Bettencourt, que les instances de contrôle, de surveillance et de sanction, sont de peu de poids face à un pouvoir présidentiel qui, une fois conquis, offre à son bénéficiaire une exceptionnelle protection.

La loi n’est plus égale pour tous

5. L'injustice de la politique fiscale

Habitués du journalisme d'enquête, sous plusieurs présidences, certains des animateurs de Mediapart savent d'expérience que l'administration fiscale sait d'ordinaire veiller au grain. Loin d'y voir une inquisition, ils jugent ces réflexes de contrôle plutôt rassurants: tout comme le syndicaliste actif a tout intérêt à être un ouvrier irréprochable, le journaliste fouineur doit veiller à ne pas faire, accepter ou tolérer pour lui-même ce que, demain ou après-demain, ses révélations reprocheront à d'autres.

Aussi découvrir, à la faveur de l'affaire Bettencourt, non seulement l'ampleur de l'évasion fiscale de la troisième fortune de France – dont on peut, légitimement, supposer qu'elle n'est peut-être pas une exception en cette matière et en ces milieux –, mais que cette même fortune n'a jamais fait l'objet en douze ans de la curiosité particulière des services fiscaux ne laisse pas de surprendre. Mettant en évidence une fraude fiscale portant sur près de 80 millions d'euros – sans compter l'île d'Arros à l'évaluation incertaine, entre 500 millions ou 1 milliard selon les versions les plus généreuses, plus vraisemblablement entre 50 et 100 millions selon des estimations plus fiables –, les premières informations de Mediapart ont été complétées par notre révélation des montants reçus par Liliane Bettencourt au titre du bouclier fiscal.

Ainsi, non contente d'être si peu surveillée par le fisc, Mme Bettencourt en fut l'heureuse bénéficiaire, à hauteur d'environ 100 millions depuis 2007. Le premier, Mediapart a fait un calcul accablant qui confirme, s'il en était besoin, que la France de Nicolas Sarkozy est un havre fiscal pour les plus fortunés, alors même que classes moyennes et supérieures sont sérieusement mises à contribution. Le taux d'imposition de Liliane Bettencourt est en effet ridiculement bas par rapport à ses revenus et à sa fortune: seulement 20% des premiers (avant restitution du bouclier fiscal) et 0,17% de son patrimoine. Que tout cela soit légal ne change rien à l'affaire: c'est une politique d'inégalité construite et d'injustice affirmée qui, à travers cet exemple flagrant, montre sa brutalité sociale.

Depuis, nous avons démontré que cette fiscalité favorable aux grandes fortunes est au ressort d'une politique irresponsable qui, loin de contribuer à la croissance économique, a appauvri la France. Si cette orientation n'avait pas été prise il y a une décennie et accélérée depuis 2007, les comptes de la nation ne seraient pas dans le même état de déficit. Près de 80 milliards d'euros –77,7 exactement– se sont évaporés dans cette manne fiscale depuis dix ans. Cette irresponsabilité a pourtant sa logique interne: la défense d'intérêts particuliers, ceux d'une couche sociale privilégiée, plutôt que celle de l'intérêt général.

L'affaire Bettencourt souligne l'urgence d'une refondation fiscale qui remette la République sur ses bases, celle d'une loi commune au bénéfice de tous, au lieu qu'elle se laisse gangrener par le service des privilèges d'une minorité.

 

6. La menace d'une justice d'exception

Imagine-t-on qu'un magistrat cité dans une procédure puisse lui-même mener l'enquête sur ce dossier? Puisse en somme être juge et partie et, ainsi, rester le seul maître de l'avenir judiciaire d'une affaire qui pourrait le mettre en cause? C'est pourtant ce qui se passe dans notre feuilleton où Philippe Courroye, procureur de Nanterre, s'arroge toutes les prérogatives de l'enquêteur alors même qu'il est l'un des protagonistes des enregistrements clandestins. On y apprend en effet qu'il a fait cause commune avec la présidence de la République pour soutenir Liliane Bettencourt contre sa fille Françoise, dans le différend familial qui les oppose à propos de François-Marie Banier.

De tous les aspects de l'affaire Bettencourt, le sort fait à la justice est le plus immédiatement scandaleux. Refus de toute information judiciaire, multiplication des enquêtes préliminaires, perquisitions et auditions selon son seul bon vouloir, fuite de procès-verbaux vers l'Elysée, agenda judiciaire calé sur l'agenda médiatique des contre-attaques présidentielles, acharnement sur le personnel de maison des Bettencourt à l'origine du scandale tandis que d'infinies précautions sont prises vis-à-vis des personnalités concernées, etc.: le procureur de la République de Nanterre est à l'évidence chargé de trouver une sortie judiciaire qui soit, en même temps, une issue politique pour le pouvoir.

Comment pourrait-il en être autrement? Soumis hiérarchiquement au pouvoir exécutif et, dans le cas d'espèce, proche du président de la République lui-même, Philippe Courroye n'est pas un magistrat indépendant. A tel point qu'il fut nommé à Nanterre (en mars 2007, à la fin de la présidence Chirac) contre l'avis négatif du Conseil supérieur de la magistrature (CSM), instance consultative plutôt modérée. Il incarne la mise en œuvre d'une justice sans juge d'instruction, où le parquet maîtrise seul l'élucidation des faits qui seront ensuite directement soumis à un tribunal. Le zèle certain qu'il y apporte mêle le carriérisme et la conviction, dans un conflit ouvert avec les juges du siège de son ressort que symbolise sa guerre contre Isabelle Prévost-Desprez, présidente de la chambre financière du tribunal de Nanterre (Hauts-de-Seine).

Le 21 janvier dernier, lors de l'audience solennelle de rentrée, des magistrats en robe n'hésitèrent pas à quitter la salle au moment même où le procureur Courroye intervenait. Dehors, ils ont lu une motion adoptée en assemblée générale convoquée au sein du tribunal. «Par son action personnelle, explique cette protestation, en dénonçant des faits inexacts ou des faits non vérifiés résultant de rumeurs, M. Courroye a en réalité cherché à faire pression sur un magistrat [...] et, à travers lui, sur l'ensemble des magistrats du siège qui seraient tentés de prendre des décisions non conformes aux attentes supposées du pouvoir politique.» Ce seul rappel, indépendamment du conflit d'intérêts (sa mention dans les enregistrements) et de la nécessité d'une enquête indépendante (sans liens de soumission au pouvoir), aurait dû justifier le dépaysement de l'affaire par souci d'une justice sereine et équitable.

La justice d'exception qu'incarne Philippe Courroye dans l'affaire Bettencourt n'est pas sans rapport avec les révélations qui l'ont provoquée. Car ce sont les faits qui dérangent, et ce sont ces faits qu'il faut discréditer, relativiser ou étouffer. «Faire valider par le tribunal des procédures cousues main par le parquet»: c'est en ces termes qu'Isabelle Prévost-Desprez, dans son livre récent, Une juge à abattre (Fayard), décrit ce «laboratoire de la justice de demain» qu'est le tribunal de Nanterre situé dans un département qualifié de «duché présidentiel», à la fois fief électoral de Nicolas Sarkozy, territoire le plus riche de France et siège social de nombre de grandes entreprises. Des caractéristiques que bien des magistrats spécialisés dans les dossiers financiers mettent en rapport avec la faible productivité du parquet de Nanterre en ces matières.

Pour la juge Prévost-Desprez, qui fut la collègue de Philippe Courroye quand il était juge d'instruction, il n'y a pas de mystère: là encore, c'est l'argent-roi qui mène bataille. «Je franchis le pas, écrit-elle au début de son ouvrage, pour dire que le pouvoir de l'argent a fini par vaincre la justice. Pour raconter comment la partie a été perdue par ceux qui croient au droit en s'opposant à l'arbitraire et à l'injustice. Pour témoigner de cette défaite qui a vu les puissants obtenir l'impunité qu'ils réclament depuis longtemps.»

L'enjeu immédiat de l'affaire Bettencourt est de savoir si elle confirmera cette défaite annoncée ou si, à l'inverse, elle marquera le début d'une reconquête par la justice de son indépendance, grâce au soutien de l'opinion publique.

La véritable affaire se nomme Sarkozy

7. La responsabilité du président de la République

Née de l'affaire Bettencourt, l'affaire Woerth n'est qu'un paravent: elle cache l'affaire Sarkozy. C'est d'abord en tant que trésorier national de l'UMP, poste qu'il occupait jusqu'à ces dernières semaines, qu'Eric Woerth s'est trouvé entretenir des relations de proximité avec l'entourage de Liliane Bettencourt, mise à contribution pour les campagnes du parti présidentiel. Et l'on imagine mal ce trésorier ne rendre aucun compte au candidat de 2007, élu depuis président et probable futur candidat en 2012. Aussi le carré formé autour du ministre du travail aux premiers jours de l'affaire, comme si son «honnêteté» personnelle était en cause, ne doit pas faire illusion: c'est le général Sarkozy qu'il fallait à tout prix protéger, quitte à transformer le soldat Woerth en opportun bouclier.

Si l'on en doutait, la confirmation a été apportée par l'affolement indescriptible de l'entourage présidentiel après la mise en ligne, sur Mediapart, le 6 juillet, du témoignage de l'ex-comptable des Bettencourt qui évoquait le financement passé de personnalités de droite, dont Nicolas Sarkozy, et surtout le versement de sommes en espèces pour la campagne présidentielle de 2007. L'insigne campagne de diffamation orchestrée depuis l'Elysée contre notre journal en ligne – «des méthodes fascistes» évoquant «les années trente» – témoignait, par sa virulence, d'une grande panique. Grossière dans son expression, cette contre-attaque fut aussi peu regardante dans ses méthodes comme en témoigne l'épisode du procès-verbal tronqué de l'ex-comptable anonymement repris sur le site du Figaro à l'insu de sa rédaction.

En fait, le président de la République est ès qualités concerné depuis le début par les révélations de l'affaire Bettencourt. Il l'est d'abord à propos de la bonne marche de la justice puisque les enregistrements attestent les interventions directes de son conseiller pour les affaires de justice, Patrick Ouart, depuis passé au privé, dans le dossier judiciaire qui oppose Liliane Bettencourt à sa fille. De plus, ces interventions, qui auront des conséquences sur l'attitude du procureur Courroye et qui témoignent à l'évidence d'un déséquilibre des armes défavorable à l'une des parties, font suite à deux rendez-vous à l'Elysée où Nicolas Sarkozy lui-même a reçu Liliane Bettencourt accompagnée de Patrice de Maistre et, une autre fois, ce dernier hors la présence de la milliardaire.

Faut-il rappeler qu'en vertu de l'article 64 de la Constitution «le président de la République est garant de l'indépendance de l'autorité judiciaire»? Son implication personnelle et l'intervention de son conseiller dans un différend judiciaire familial sont-elles compatibles avec cette responsabilité? Le sont-elles quand, de plus, les enregistrements prouvent, et cela n'a pas été contredit, qu'il a lui-même bénéficié, en mars dernier, d'un chèque de Liliane Bettencourt d'un montant 7.500 euros dont on se refuse à nous dire, preuves à l'appui, s'il était destiné à l'UMP ou au «parti de poche» neuilléen de Nicolas Sarkozy qui, malgré son élection, n'a toujours pas été mis en sommeil?

Ces faits-là – l'intervention judiciaire, le chèque reçu –, qui ne sont pas contestés, prendraient évidemment une tout autre ampleur s'il se confirmait que la campagne du candidat Sarkozy en 2007 a bénéficié d'importants financements illicites – versés en espèces et non déclarés dans les comptes de campagne – issus des largesses de Mme Bettencourt, via son gestionnaire de fortune, Patrice de Maistre, décoré depuis de la Légion d'honneur. Loin de faire taire cette hypothèse, l'acharnement à éviter toute enquête indépendante d'un ou plusieurs juges d'instruction lui donne quelque consistance. Car, s'il n'y a rien à cacher, pourquoi ne pas laisser travailler la justice non seulement en toute liberté, mais avec plus de pouvoir, de compétence et de rigueur que n'en offre le cadre contraint des enquêtes préliminaires?

Du préfet Guéant au procureur Courroye, en passant par ses fidèles relais policiers, le président de la République s'approprie l'Etat, ses services et ses fonctionnaires, pour se protéger d'une affaire qui, potentiellement, le met en cause. Nicolas Sarkozy n'est certes pas le premier à bénéficier de ce déséquilibre institutionnel qui, en sus des immunités conférées par leur irresponsabilité et leur inviolabilité pénales, préserve nos présidents de toute contestation autre qu'électorale en les mettant à l'abri du bunker élyséen. Mais, héritier des dérives de ses prédécesseurs, il les a accentuées et confortées en construisant une hyperprésidence encore plus déséquilibrée que les précédentes, notamment par l'affaiblissement de ces deux piliers démocratiques que sont une justice indépendante et une information libre.

Comment ne pas comprendre, dès lors, que sa majorité et son gouvernement mettent si peu d'empressement à proposer la loi organique qui définira les modalités d'application de l'article 68 de la Constitution? Legs ironique, en février 2007, des tout derniers mois de la présidence de Jacques Chirac, ce nouvel article remplit un vide constitutionnel puisque, jusqu'alors, il n'existait pas de procédure politique de destitution d'un président de la République française qui aurait manqué à ses devoirs. Désormais, la Constitution énonce donc: «Le Président de la République ne peut être destitué qu'en cas de manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec l'exercice de son mandat. La destitution est prononcée par le Parlement constitué en Haute Cour.» Reste que les conditions d'application sont renvoyées à une loi organique et qu'après une proposition des sénateurs socialistes, en octobre 2009, celle-ci a été renvoyée sine die.

«Le président de la République veille au respect de la Constitution. Il assure, par son arbitrage, le fonctionnement régulier des pouvoirs publics ainsi que la continuité de l'Etat», énonce l'article 5 qui définit son rôle institutionnel. Quant à l'article 1 de la Constitution, il précise que la France est une République «démocratique et sociale» et qu'elle «assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction». Si le pouvoir réussit à la faire taire judiciairement ou à la faire oublier politiquement, l'affaire Bettencourt restera comme une leçon de choses civique permettant à chaque citoyen de mesurer la distance qui sépare notre ordinaire politique des grands principes républicains.

A l'inverse, si l'affaire Bettencourt réussit à prospérer judiciairement et politiquement, elle pourrait être la scène inaugurale d'une refondation où la devise républicaine reprendrait force et vie: liberté, égalité, fraternité...

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L'affaire Bettencourt est un dossier gigogne. Plus elle se développe et se complique, plus on risque de s'y perdre. Cette analyse est donc une tentative de synthèse, six semaines après son démarrage sur Mediapart, avec les premières révélations de Fabrice Arfi et Fabrice Lhomme. Pour ne pas nuire à sa cohérence, j'ai préféré la publier d'un seul tenant bien qu'elle soit développée en sept parties. Du coup, elle est longue, sans doute trop, et je m'en veux d'abuser ainsi de la patience du lecteur. Mais le sujet est d'importance et j'espère que l'intérêt du propos compensera sa longueur.

Correction, le 30 juillet 2010: Michaël Hajdenberg de Mediapart, qui a notamment mené l'enquête en Suisse, m'a signalé que, selon ses recherches, l'estimation raisonnable de la valeur monétaire de l'île d'Arros serait comprise entre 50 et 100 millions d'euros, plutôt que les précédentes évaluations, excessivement généreuses, allant de 500 millions à 1 milliard. J'ai donc corrigé ce passage, page 4 de l'article.